Les murailles de feu
C’était une vraie chute, j’avais réellement mal, mais les pairs avaient si souvent vu les partenaires d’Alexandros le protéger qu’ils pensèrent que c’était une feinte de plus. Alexandros le crut aussi.
— Lève-toi, étranger ! cria-t-il et, à califourchon sur moi, il me donna d’autres coups quand je tentai de me relever.
Pour la première fois, j’entendis en lui la voix d’un tueur. L’assistance la perçut aussi et poussa un cri d’enthousiasme. Sur quoi les chiens, toujours une vingtaine à l’heure des repas, accoururent et se mirent à aboyer, excités par les hurlements de leurs maîtres.
Je me levai et lui décochai un coup. Je savais que je pouvais le battre facilement, en dépit de la fureur qu’attisait en lui l’assistance. Je retins donc mon poing imperceptiblement, dans l’espoir qu’ils ne s’en aviseraient pas. Mais ils s’en rendirent bien compte et des cris d’indignation fusèrent parmi les pairs et d’autres encore, qui s’étaient joints à eux, formant un cercle dense dont ni Alexandros ni moi ne pouvions nous échapper.
Des poings s’abattirent sur mes oreilles.
— Bats-toi donc, petit minable !
Les chiens furent saisis par l’instinct de la meute. Deux d’entre eux s’élancèrent dans l’aire de combat et l’un d’eux mordit Alexandros avant que des coups de bâton ne le fissent décamper. Ce fut le choc. Un spasme des poumons immobilisa Alexandros ; il étouffait. J’hésitai à le battre. Une badine de trois pieds de long s’abattit sur mon dos.
— Bats-le !
J’obéis. Alexandros tomba, un genou en terre. Ses poumons s’étaient bloqués, il était impuissant.
— Assomme-le, fils de pute ! cria quelqu’un derrière moi. Achève-le !
C’était Dienekès.
Sa badine me frappa si fort que je tombai moi-même à genoux. Les voix en délire paralysaient les sens, et toutes me demandaient d’achever Alexandros. Ce n’était pas par haine à son égard, ni au mien, d’ailleurs, car les pairs se moquaient bien de moi ; c’était pour lui, pour qu’il avalât là millième amère leçon parmi les dix mille qu’il devrait endurer avant de devenir un roc humain et de prendre sa place de pair et de guerrier. Alexandros le savait et, toujours suffoquant, il se jeta sur moi comme un sanglier. La baguette me fouetta le dos. Je lui décochai un coup de toutes mes forces. Il tournoya et s’abattit face contre terre, du sang et de la salive s’échappant d’entre ses lèvres.
Il resta là, immobile, comme s’il était mort.
Les pairs cessèrent sur-le-champ de crier. Seuls les satanés hurlements des chiens continuaient. Dienekès s’avança vers le corps de son protégé et se pencha pour tâter son cœur. Dans son inconscience, Alexandros retrouva son souffle. Dienekès essuya de sa main le sang et la salive.
— Qu’est-ce que vous regardez ? lança-t-il aux pairs. C’est fini. Laissez-le vivre !
L’armée se mit en marche vers Antirhion le lendemain matin. Léonidas menait, en armure complète, bouclier en bandoulière, le front ceint de lauriers et son casque sans ornements ni plumes au-dessus du paquetage et de la toque écarlate, ses longs cheveux couleur d’acier impeccablement coiffés et tombant jusqu’aux épaules. Près de lui marchait la garde des chevaliers, dont la moitié, cent cinquante, avec Polynice et six vainqueurs olympiques au premier rang d’honneur. Ils exprimaient l’aisance, bavardant, plaisantant. N’étaient son âge et sa place d’honneur, Léonidas lui-même eût pu passer pour un fantassin, avec son armement sans ostentation et sa désinvolture. Mais toute la ville savait que cette entreprise, de même que les deux précédentes qu’il avait dirigées, découlaient de sa volonté et d’elle seule. L’objectif était de contrer l’invasion perse, dont le roi savait qu’elle ne surviendrait peut-être pas cette année, ni même dans les cinq années à venir, mais qu’elle était néanmoins inévitable.
Les deux ports de Rhion et d’Antirhion commandaient l’accès occidental du détroit de Corinthe, mais aussi le Péloponnèse et toute la Grèce centrale. Rhion, au nord, se trouvait déjà sous l’hégémonie Spartiate et c’était une alliée. Mais Antirhion, en face, demeurait splendidement détachée, s’estimant hors de portée de la puissance lacédémonienne. Et Léonidas voulait lui démontrer son erreur ; il entendait l’assujettir et boucler le détroit pour
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