Les noces de fer
dûmes nous battre, ce fut avec vaillance, mais le cœur gros… Passe encore quand nous avions en face des hommes hardis autant que nous, mais occire des femmes, des vieillards, des enfants au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; au nom de deux morceaux de bois…
Ogier s’attendait à tout.
— Il m’apparaît de plus en plus, messire, dit-il, que vous avez la Sainte Croix en horreur !
Benoît Sirvin se pencha et le regarda fixement. Il se sentit les joues brûlantes et attribua ce fait à son indignation ; mais était-ce bien cela ? N’était-il pas plutôt subjugué par cet homme et honteux de ne pouvoir se défendre d’une telle sujétion ?
— Je n’ai nullement cette Croix en horreur, tout au moins en ce qui me concerne. En dédain, oui : elle a causé tant de maux !… L’humanité, à cause d’elle, va-t-elle souffrir encore des siècles et des siècles ?
— Messire ! s’écria Ogier. Vous vous engagez sur une pente mauvaise.
Ses nerfs irrités sautaient sous sa peau. « S’il parle ainsi, c’est qu’il a ses raisons ! » Raisons mensongères ? Oui ! Oui ! Il fallait rompre cet entretien qui tournait mal. « Mal ?… Et ta foi, qu’en fais-tu ? Ne vas-tu pas trouver quelques propos tout aussi venimeux en réponse ? » Il inclinait vers les herbes un front soudain lavé par sa sueur. Pensant violemment à Blandine, il céda au repentir : « J’aurais mieux fait de rester auprès d’elle ! » Ah ! pouvoir se délivrer d’une influence qu’il devinait soudain néfaste… Mais par quelle astuce ? Comment pouvait-il se laisser dominer par des allusions pareilles ?
— Sans elle , Ogier, sans son pouvoir enchanteur, pouvoir inexistant mais que lui déléguait l’Église, Francs, Juifs et Mahomets, cessant leurs haines et discordes, eussent pu constituer…
— Une Babylone ?
— Un empire vigoureux et respecté tant de l’Orient que de l’Occident… Godefroy de Bouillon a le premier teinté cette croix de rouge… Guy de Lusignan aura été le dernier à s’en servir pour procéder à une boucherie… Héraclius le débauché a posé dessus ses mains abominables… La Croix du Sauveur, que parfois dix preux chevaliers portaient à la bataille, n’a engendré, sous son ombre et au-delà, que le stupre, la corruption, la luxure !
Ogier courba le front : cette opinion procédait de témoignages recueillis avant la destruction de l’Ordre ainsi que d’une amertume justifiée par tous les textes figurant dans la librairie de cet homme. Faute de relations avec autrui, sauf pour des soins qui n’engageaient que son savoir et son habileté, il prenait ses acquisitions pour la Vérité même. Il devait apaiser cette âme fourvoyée. En bon chrétien :
— Messire, vous m’effrayez ! Vous devez croire à Jésus qui mourut sur cette croix certes mal employée… et souffrit exemplairement pour notre sauvegarde !
— Il a souffert par sa faute. Il est mort comme un malandrin !
La sécheresse et la teneur de la réponse laissèrent le garçon pantois. Jamais, en sa simplicité, il n’avait entendu plus terrible blasphème. Pour une fois, le vieillard s’abstenait de sourire ; mépris ou lassitude, une grimace incurvait sa bouche.
— On nous a reproché d’être impurs or, sache-le, les scandales et prostitutions dont on nous accusa ne sont que bénignités comparés aux immondices de ce royaume d’Orient au milieu duquel, telle une bannière souveraine, la croix écartait ses bras. Et le seul miracle qu’on puisse lui reconnaître, c’est que les vers du bois s’en fussent comme nous, Templiers, détournés… si tant est que des vers puissent le faire !
À nouveau cette moquerie imprévisible, si parfaitement lisse et impénétrable. « Il parle comme quelqu’un qui sait tout ! » Ogier se sentait déprécié. Contre les arguments tranchants du mire, les enseignements de ses deux chapelains, les frères Isambert et Clergue, lui semblaient des armes émoussées.
— Messire, à la grande bataille dont vous me parliez, cette Croix sur laquelle vous crachez tomba au pouvoir des Mahomets…
— T’ai-je dit cela ? Non… J’allais y revenir pour te conter qu’à la nuit noire, avant que les hommes de Saladin eussent mis le feu aux broussailles, quelques chevaliers du Temple, à l’instigation de Balian d’Ibelin, décidèrent de l’enfouir pour qu’elle ne tombât pas aux mains de l’ennemi.
— Mais ils la
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