Les Nus et les Morts
traversa la tente. Dans un des coins plusieurs officiers vidaient leur ration hebdomadaire de whisky.
Il les entendit chanter, puis il se débattit avec les rabats qui camouflaient la double sortie de la tente. Après la lumière qui régnait dans le foyer, il se trouva aveuglé en débouchant dans la fraîche obscurité de la nuit ; si aveuglé, qu’il entra presque en collision avec le général, lequel l’avait attendu.
« Pardon. J’avais cru que vous m’aviez précédé, marmonna Hearn.
– Ça ne fait rien », fit Cummings. Il se dirigea en flânant vers sa tente, et Hearn dut réduire son pas pour ne pas le devancer. L’a-t-il entendu dire’: « La voix de mon maître ? » Ah ! qu’il aille au diable.
« Pour quoi faire avez-vous besoin de moi, mon général ?
– Nous en discuterons quand nous arriverons à la tente.
– Oui, mon général. » Dans cet instant, entre eux, il y avait une sorte d’antagonisme. Ils continuèrent à marcher en silence, faisant crier le gravier sous leurs pas. Un ou deux hommes seulement les croisèrent dans l’obscurité ; la nuit tombée, presque toute l’activité s’arrêtait dans le bivouac. Il semblait à Hearn qu’il pouvait sentir la présence des hommes de garde assis dans leurs trous, tout autour de la vague ellipse que formait le camp. « Fait calme, ce soir, fit-il.
– Oui. »
A l’entrée de la tente une autre collision eut lieu. Hearn s’étant arrêté devant les rabats pour permettre au général de le précéder, celui-ci mit la main sur le dos d’Hearn pour lui indiquer que c’était à lui de passer en premier. Ils repartirent du même pas et Hearn bouscula le général, le faisant reculer sous le poids de son grand corps. « Pardon. » Il n’y eut pas de réponse. Avec un petit spasme de colère Hearn écarta les rabats et passa devant. Quand Cummings pénétra à son tour sous la tente, son visage était extrêmement pâle et sa lèvre inférieure montrait la trace de ses dents. Ou bien la collision lui avait fait plus de mal que Hearn n’avait pensé, ou bien il en fut assez troublé pour se mordre les lèvres. Mais pourquoi ? Il eût été plus caractéristique, pour Cummings, de trouver quelque drôlerie dans l’incident.
Toujours défiant, Hearn s’assit sans permission. Le général parut sur le point de dire quelque chose, mais il n’en fit rien. Il occupa la chaise près de sa table de travail, se déplaça légèrement pour voir Hearn de face, et le regarda fixement, impassiblement, pendant une longue minute. Son visage avait une expression tout à fait nouvelle, une expression que Hearn ne lui connaissait pas. Ses yeux gris et durs avec leurs pupilles blanches, immenses et effrayantes, semblaient mats. Hearn avait l’impression qu’il aurait pu toucher le globe de ces yeux, et que ces yeux ne cligneraient pas. Le léger pincement de sa bouche, le resserrement des muscles autour des angles de son visage, semblaient le siège d’une bizarre douleur.
Il se demanda, avec un petit choc au cœur, quelle impulsion avait poussé le général à l’aller chercher. Cela devait avoir été humiliant. D’ailleurs, pas même d’artifice en guise de justification, pas trace de travail sur la table du général. Il regarda la carte d’Anopopéi, fixée sur une large planche à dessin. L’ocarina sur lequel le général jouait son petit air.
Une fois de plus il constata combien dénudée était la tente du général. Où qu’il fût, à Motome, dans sa cabine à bord d’un navire, ou ici, il ne semblait jamais y être à demeure. Cette tente était si austère. La couchette avait l’air vierge, la table de travail était nue, et la troisième chaise faisait un angle parfaitement droit avec le plus grand des deux coffres. Le sol était net et propre, pur de toute trace de souillure. La lampe à pétrole dessinait de longues diagonales d’ombre et de lumière autour des objets rectangulaires, et le tout avait l’aspect d’une peinture abstraite.
Et Cummings le dévisageait toujours de ce regard inexplicable, comme s’il ne savait pas qui il était. Une canonnade se fit entendre dans le lointain, pareille au battement de leur propre pouls. « Je me demande une Chose, Robert, dit finalement le général.
– Oui, mon général ?
– Vous savez, au fait Je ne sais fichtre rien en ce qui vous concerne. » Sa voix était plate et neutre.
« Qu’y a-t-il ? Est-ce que je vole votre
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