Les Nus et les Morts
rapporter des pièces de toile sur les interstices, afin qu’aucune lumière ne pût s’en échapper. Quand ils en eurent terminé avec la tente, Hearn leur fit passer un après-midi à couper des bambous, de quoi confectionner quelques tables à écrire et deux tables de jeu. Il avait dirigé ses hommes d’un air renfrogné, conscient de leur ressentiment à son endroit, captant malgré lui leurs remarques acerbes. Le général lui avait confié cette tâche sachant qu’il la haïrait, et c’était pourquoi il avait décidé de s en acquitter à la perfection. Il se montra très méticuleux à propos de maint détail oiseux relativement à la construction de la tente, et une ou deux fois il eut des mots avec le sergent qui commandait la corvée. Fort bien, mais tout cela parut plutôt maigre pour satisfaire le général.
Le vrai enseignement de la leçon se révéla un peu plus tard. Le soldat qui, pendant le jour, faisait marcher le générateur, avait reçu en guise de corvée supplémentaire l’entretien de la tente-foyer. Il lui incombait de serrer les rabats de l’entrée le matin, de les dérouler le soir, d’assujettir les attaches ; et puisqu’on estimait que le vacarme que faisait le générateur était trop fort pour le maintenir en marche pendant la nuit, le soldat eut pour mission de s’occuper des lampes, de les remplir de pétrole, et de les allumer.
Un soir, quelques jours après la fin des travaux, Hearn pénétra sous la tente et la trouva dans l’obscurité. Il y avait là plusieurs officiers en train de tâtonner et de jurer. « Eh bien, Hearn, l’interpella l’un d’eux, si vous vous démeniez un peu pour qu’on nous apporte de la lumière ? »
Il s’en fut à grandes enjambées vers la tente du soldat et l’engueula d’importance. « Qu’est-ce qui vous arrive, Rafferty, est-ce que vous avez trop de boulot sur les bras ?
– Jésus, mon lieutenant, je vous demande pardon, j’ai oublié d’y penser.
– Bon, ça va, grouillez-vous, ne restez pas à me regarder, s’entendit-il crier. Allez, et vite, voulez-vous ? » Il l’accompagna du regard, avec aversion, le voyant aller son bonhomme de chemin en direction du moteur pour s’y approvisionner en pétrole. « Bougre d’imbécile », pensa-t-il, s’avisant tout aussitôt avec une sorte de commotion qu’il commençait à ressentir un soupçon de mépris à l’endroit des hommes de troupe. C’était une sensation ténue, à peine perceptible, et cependant réelle. Ils avaient essayé de lui jouer des tours lors de la construction de la tente, ils avaient tiré au flanc dans les moindres occasions. Ils avaient tiqué avant même d’avoir jamais travaillé avec lui, avant de l’avoir connu ; ils s’étaient mis sous ses ordres avec une méfiance instinctive et immédiate, et il s’en irritait.
Soudainement, la leçon du général lui devint compréhensible. Un nouvel élément était venu s’y ajouter. Par le passé, quand il eut à travailler avec des hommes de troupe, il s’était montré rude parce qu’il estimait que ses sympathies n’avaient rien à voir avec la tâche qui l’absorbait. Les hommes en corvée manifestaient d’ordinaire leur hostilité à l’égard de celui qui les commandait. Cela était sans importance, dès lors que lui n’avait éprouvé aucune hostilité à l’égard de ses hommes.
Mais maintenant ils commençaient à l’irriter. L’idée du général lui devenait fort claire : Hearn était un officier, et en exerçant son métier d’officier il devrait, à la longue, qu’il le voulût ou non, adopter les préjugés affectifs de sa classe. Le général lui rappelait qu’il faisait partie de sa classe. Il se souvint des yeux de Cummings, pâles et sinistres, de son regard sans expression, de son inexplicable clignement. « Faut que je pense à votre bonheur, Robert. » Tout devenait plus clair. Il savait que s’il le voulait il pouvait finir la guerre dans la peau d’un officier supérieur ; il l’avait su à partir du jour où le général l’avait pris sous son aile. Et il nourrissait des ambitions qui l’y inclinaient, des ambitions dont il se défiait. Cummings ne l’ignorait pas. Cummings, de fait, lui avait dit que s’il voulait, s’il était assez fort pour surmonter ses antipathies et ses préventions contre les officiers, ses ambitions seraient exaucées.
Comprends ta classe et travaille dans ses limites. Leçon marxiste à retours.
Hearn en
Weitere Kostenlose Bücher