Les Piliers de la Terre
avis, les moines ne sont pas habitués à travailler aussi dur ?
Remarquez, le nouveau prieur ne force personne, mais il interprète la règle de
saint Benoît, en somme : par exemple, les moines chargés d’un travail
physique peuvent manger de la viande rouge et boire du vin, alors que ceux qui
se consacrent à l’étude et à la prière doivent se contenter de poissons salés
et de petite bière. Le résultat, c’est qu’il a beaucoup de volontaires pour les
gros travaux, surtout parmi les jeunes. » Cuthbert, souriant, approuvait
visiblement cette méthode.
« Mais
les moines, reprit Tom, ne savent pas construire des murs de pierre, si bien
nourris qu’ils soient. » A cet instant, un bébé se mit à crier, lui
rappelant un souvenir douloureux. Pris d’un chagrin subit, il lui fallut
quelques secondes pour s’étonner de la présence d’un bébé dans un monastère.
« Nous
allons demander au prieur », déclara Cuthbert, mais Tom ne l’entendit pas,
plongé dans ses pensées ; ce bébé pleurait comme un nouveau-né –
d’ailleurs, on aurait dit qu’il se rapprochait. Tom surprit le regard d’Ellen,
étonnée elle aussi. Une ombre se profila dans l’encadrement de la porte. Tom
sentit sa gorge se nouer. Un moine s’avançait, le bébé dans les bras. Tom se
pencha vers le petit paquet : c’était bien son enfant. Il avait le visage
tout rouge, les poings crispés et la bouche ouverte, montrant ses gencives
édentées. Il ne souffrait que de faim, et de tous ses poumons réclamait à
manger. C’était le hurlement sain et robuste d’un bébé normal. Tom se détendit,
inondé de soulagement. Son fils était en pleine forme.
Le moine
qui le portait, un jeune homme enjoué d’une vingtaine d’années aux cheveux en
désordre, arborait un sourire bêta. Sans relever la présence d’une femme dans
le monastère, il sourit à la ronde, puis s’adressa à Cuthbert : « Jonathan
a encore besoin de lait. »
Tom
brûlait d’envie de prendre l’enfant dans ses bras, mais il s’efforça de garder
un air impassible pour ne rien trahir de ses émotions. Quant aux enfants, s’ils
savaient que le bébé abandonné avait été trouvé par un prêtre en voyage, ils
ignoraient que celui-ci l’avait emmené jusqu’au petit monastère de la forêt. Du
reste, ils ne manifestaient qu’une vague curiosité, prouvant qu’ils ne
faisaient pas le rapprochement entre ce bébé et celui qu’on avait abandonné.
Tandis que
Cuthbert remplissait une petite cruche de lait puisé dans un seau, Ellen
s’adressa au jeune moine : « Est-ce que je peux tenir le
bébé ? » Elle tendait déjà les bras et le moine lui confia l’enfant.
Tom aurait voulu à sa place serrer cette petite masse chaude contre son cour.
Ellen berça le bébé, ce qui le calma un moment.
Cuthbert
hocha la tête : « Ah ! Johnny Huit Pence est une bonne nourrice,
mais il lui manque l’allure ! »
Ellen
sourit au jeune homme. « Pourquoi vous appelle-t-on Johnny Huit
Pence ? » Ce fut Cuthbert qui répondit. « Parce qu’il ne vaut
que huit pence au shilling, dit-il en se tapotant le crâne d’un geste éloquent.
Mais il comprend mieux que nous autres gens sages les besoins des pauvres
créatures muettes. Tout cela, soyez-en sûrs, fait partie du vaste plan de
Dieu », conclut-il placidement.
Ellen, qui
avait lu dans les pensées de Tom, lui tendit le bébé. Avec un regard de
profonde gratitude, il prit le petit être dans ses grosses mains. Le cœur du
bébé battait sous la couverture qui l’enveloppait. Où diable les moines
trouvaient-ils de la laine aussi douce ? Il installa le bébé contre sa
poitrine et se mit à le bercer. Sa technique ne valait sûrement pas celle
d’Ellen et l’enfant se remit à pleurer, mais Tom ne s’énervait pas : ses
hurlements insistants étaient de la musique pour ses oreilles, car ils
prouvaient que l’enfant abandonné était robuste et en bonne santé. Quitte à en
avoir le cœur déchiré, Tom décida que la meilleure solution était de laisser le
bébé au monastère.
« Où
dort-il ? demanda Ellen à Johnny.
— Il
a un berceau à côté de nous dans le dortoir.
— Il
doit vous réveiller la nuit ?
— De
toute façon, dit Johnny Huit Pence, nous nous levons à minuit pour mâtines.
— Bien
sûr ! j’oubliais que les nuits des moines sont aussi interrompues que
celles des mères. »
Cuthbert
rendit la cruche de lait pleine à Johnny, qui
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