Les Piliers de la Terre
torches. Ils aimaient que leurs hôtes
dorment de bonne heure. Cela les tenait éloignés le soir des tavernes et des
bordels de la ville si bien qu’au matin ils étaient prêts à partir très tôt.
Plusieurs hommes seuls quittèrent la salle quand on éteignit les lumières, se
dirigeant sans doute vers les lieux de plaisir, mais la plupart des gens
s’enroulèrent dans leurs manteaux sur le sol.
Aliena
n’avait pas dormi dans une salle comme celle-là depuis des années. Enfant, elle
avait toujours envié les gens d’en bas, qui passaient la nuit côte à côte
devant le feu mourant, dans une salle pleine de fumée et des relents du dîner,
gardés par les chiens. Il y avait là une chaleur humaine qu’on ne ressentait pas
dans les vastes appartements de la famille du seigneur. En ce temps-là, elle
avait souvent quitté son lit pour descendre en cachette dormir auprès d’une de
ses servantes favorites, Madge la blanchisseuse ou la vieille Joan.
Une fois
endormie, les odeurs de son enfance l’amenèrent à rêver de sa mère. En général,
elle avait du mal à se la rappeler, mais cette fois, à sa surprise, elle
distingua nettement son visage : les traits délicats, le sourire timide,
le regard anxieux, elle la voyait marcher, un peu penchée de côté, comme si
elle cherchait l’appui du mur, l’autre bras tendu pour assurer son équilibre.
Elle entendait le rire de sa mère, cet étonnant contralto, toujours prêt à
attaquer une chanson ou à partir d’un éclat de rire, qu’elle retenait trop souvent.
Son rêve, lui dit une chose qui n’avait jamais été claire pour elle : son
père avait effrayé sa mère et si fortement réprimé sa joie de vivre qu’elle
s’était desséchée avant de mourir telle une fleur sans eau. Cette vérité revint
à l’esprit d’Aliena comme si elle l’avait toujours sue. Mais l’étonnant dans ce
songe, c’est qu’elle était enceinte. Sa mère semblait ravie. Elles étaient
assises toutes deux dans une chambre, le ventre d’Aliena était si distendu
qu’elle devait s’asseoir les jambes un peu écartées et les mains croisées sur
l’enfant attendu, dans la position traditionnelle de la future mère. A un
moment, William Hamleigh déboucha dans la pièce, tenant à la main sa dague à la
longue lame et Aliena comprit qu’il allait la lui plonger dans le ventre comme
elle l’avait fait à l’homme dans la forêt. Elle poussa un tel hurlement qu’elle
se réveilla ; elle se rendit compte alors que William n’était pas là,
qu’elle n’avait pas crié, que le bruit n’était que dans sa tête.
Longtemps,
elle resta éveillée en se demandant si elle était vraiment enceinte.
L’idée,
depuis qu’elle lui était venue, la terrifiait. Ce serait abominable de porter
le bébé de William Hamleigh. Ou celui du valet, d’ailleurs. Elle n’aurait
jamais de certitude là-dessus. Comment aimer ce bébé ? Chaque fois qu’elle
le regarderait, il lui rappellerait l’horrible nuit. Elle se jura d’accoucher
en secret, et de laisser le bébé mourir de froid dès sa naissance. Beaucoup de
paysans agissaient ainsi lorsqu’ils avaient trop d’enfants. Sa résolution prise,
elle replongea dans le sommeil.
Il faisait
à peine jour quand les moines apportèrent le déjeuner. Le bruit éveilla Aliena,
encore épuisée des soucis de la nuit.
Le petit
déjeuner se composait de gruau chaud et salé. Aliena et Richard le dévorèrent en
regrettant l’absence de pain. Aliena réfléchissait à ce qu’elle allait dire au
roi Stephen. Elle était convaincue qu’il avait tout simplement oublié que le
comte de Shiring avait deux enfants. Dès qu’ils se manifesteraient, il ne
demanderait pas mieux que de veiller sur eux, pensa-t-elle. Toutefois, mieux
valait qu’elle prépare quelques arguments. Elle ne plaiderait pas l’innocence
de son père, évidemment : autant insinuer que le jugement du roi était
mauvais. Elle ne protesterait pas non plus contre la nomination de Percy
Hamleigh au rang de comte. Non, elle parlerait pour son frère et elle, elle
ferait valoir leur innocence et elle demanderait au roi un domaine et le titre
de chevalier. Ainsi subviendraient-ils à leurs modestes besoins et Richard se
préparerait à devenir un soldat du roi. Un petit domaine lui permettrait de
recevoir son père quand il plairait au roi de le libérer de prison. Bartholomew
ne représentait plus une menace : il n’avait pas de titre, pas de
partisans, pas
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