Les Piliers de la Terre
larmes. « Il ne s’intéresse pas
plus à cette cathédrale que moi : il trouverait son bonheur à bâtir des
maisons pour des bouchers et des boulangers à Winchester ou à Shiring.
— La
loge ne peut pas chasser Alfred et garder Jack, répondit Tom. D’ailleurs la
décision est prise.
— Mais
c’est une mauvaise décision ! »
Philip
intervint. « Il y a peut-être une autre solution. »
Tous les
regards se tournèrent vers lui.
« Une
façon pour Jack de rester à Kingsbridge et de se consacrer à la cathédrale sans
risquer la querelle avec Alfred. » Jack respira plus vite. C’était trop
beau !
« J’ai
besoin de quelqu’un qui travaille avec moi, poursuivit Philip. Je passe trop de
temps à régler des détails de construction. J’ai besoin d’une sorte d’assistant
qui tiendrait le rôle de secrétaire de chantier. Il réglerait la plupart des
problèmes lui-même, ne me transmettant que les questions les plus importantes.
Il suivrait également les entrées et les sorties de fonds et de matériaux
bruts, il se chargerait de payer les fournisseurs et les charretiers, de régler
les gages. Jack sait lire et écrire, il compte plus vite que n’importe qui…
— Et
il connaît tous les aspects de la construction, intervint Tom. J’y ai
veillé. »
Jack avait
la tête qui tournait. Il allait rester ! En tant que secrétaire du
chantier, il ne pourrait pas sculpter, mais il surveillerait toute la
construction de la cathédrale au nom de Philip. C’était une proposition
stupéfiante. Il traiterait avec Tom sur un pied d’égalité. Il s’en savait
capable. Et Tom le savait aussi.
Restait un
problème non résolu. Jack l’exprima tout haut. « Je ne peux plus vivre
avec Alfred.
— Il
est temps, intervint Ellen, qu’Alfred ait sa maison, de toute façon. Peut-être
que, s’il nous quittait, il penserait plus sérieusement à trouver une épouse.
— Tu
cherches toujours des raisons de te débarrasser d’Alfred, protesta Tom avec
colère. Je ne vais pas mettre mon propre fils à la porte de ma maison !
— Vous
ne comprenez pas, reprit Philip. Vous n’avez pas vraiment saisi ma proposition.
Jack n’habiterait pas avec vous. »
Il marqua
un temps. Jack devina ce qui allait suivre.
« Jack
vivrait ici, au prieuré », précisa Philip. Il fronça les sourcils comme
s’il s’adressait à des écoliers incapables de suivre ses explications.
Jack, lui,
avait compris. Il se rappela les paroles de sa mère, l’année passée, au soir de
la Saint-Jean : Ce rusé prêtre a l’art de toujours arriver à ses fins. Elle avait raison. En fait, Philip renouvelait l’offre qu’il avait faite alors,
mais sous une forme déguisée. Jack avait à choisir entre deux maux :
quitter Kingsbridge et abandonner tout ce qu’il aimait : ou bien rester et
perdre sa liberté.
« Mon
secrétaire, bien entendu, ne peut pas être un laïc, conclut Philip du ton de
quelqu’un qui énonce une évidence. Il faudra que Jack devienne moine. »
X
La nuit d’avant
la foire aux toisons de Kingsbridge, le prieur Philip veilla comme d’habitude
après l’office de minuit. Mais, au lieu de lire et de méditer dans sa maison,
il fit le tour de l’enceinte du prieuré. C’était une tiède nuit d’été, avec un
brillant clair de lune et on y voyait fort bien sans l’aide d’une lanterne.
Tout
l’enclos était occupé par la foire, à l’exception des bâtiments monastiques et
du cloître, lieux sacrés. Aux quatre coins, on avait creusé de grandes latrines
pour que le reste de l’enclos ne fût pas complètement souillé et on les avait
dissimulées derrière des rideaux de toile. Des centaines d’éventaires
s’alignaient sur la place. Les plus simples n’étaient rien d’autre que de
rudimentaires comptoirs en bois posés sur des tréteaux. La plupart, un peu plus
perfectionnés, comportaient une enseigne avec le nom du propriétaire et une
image de ses marchandises, une table séparée pour la pesée et une resserre ou
un placard fermé à clé pour ranger les stocks. A côté de certains éventaires
des tentes permettaient de se protéger de la pluie ou de traiter tranquillement
les affaires. Les comptoirs plus raffinés ressemblaient à de petites maisons
avec de larges réserves, plusieurs tables et des chaises permettant au
négociant d’offrir l’hospitalité à ses clients importants. Le premier des
menuisiers envoyé par les marchands était apparu une
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