Les Piliers de la Terre
énormes montures, affolées par la foule, se cabraient et
chargeaient, piétinant les gens sous leurs sabots. Les cavaliers, armés et
casqués, brandissaient des torches et des massues, avec lesquelles ils
abattaient hommes, femmes et enfants, en même temps qu’ils mettaient le feu aux
éventaires, aux vêtements et aux cheveux des malheureux. Tout le monde criait.
Un autre groupe de cavaliers passa la porte en écrasant tout sur son passage.
Tom cria à l’oreille d’Alfred : « Va au cloître ! Je veux
m’assurer que les autres sont passés. Cours ! » Il lui donna une
bourrade et Alfred disparut.
Comme Tom
tentait de se diriger tant bien que mal vers l’éventaire d’Aliena, il trébucha
sur une masse qui gisait au sol et tomba. Grommelant, il se remit à genoux
mais, avant qu’il ait pu se redresser, il vit un destrier foncer sur lui,
oreilles couchées et naseaux frémissants. Tom nota ses yeux terrifiés. Dressé
au-dessus de la tête du cheval, le maçon reconnut le visage congestionné de
William Hamleigh, tordu par une grimace de haine triomphante. La dernière image
qui vint à l’esprit de Tom fut celle du corps d’Ellen. Il pensa qu’il aimerait
encore la tenir entre ses bras. Puis le choc d’un énorme sabot le toucha en
plein milieu du front. Il ressentit une épouvantable douleur qui lui fit
éclater le crâne et tout devint noir.
Quand
Aliena sentit la fumée, elle crut que le dîner qu’elle préparait se mettait à
brûler.
Trois
acheteurs flamands discutaient autour de la table disposée en plein air devant
son entrepôt. C’étaient des hommes corpulents, à la barbe noire, qui parlaient
anglais avec un fort accent allemand et portaient des vêtements du drap le plus
fin. L’affaire se présentait bien. Avant d’engager la vente, elle avait décidé
de servir le déjeuner afin de donner aux acheteurs le temps de s’impatienter.
Néanmoins, elle serait soulagée quand toute cette fortune en laine serait
devenue propriété de quelqu’un d’autre. Elle déposa devant les Flamands le plat
de côtes de porc grillées au miel. La viande était cuite à point, brune et
croustillante. Elle versa à chacun un gobelet de vin. C’est à ce moment qu’un
des acheteurs huma l’air, puis ils échangèrent des regards anxieux. Aliena se
glaça de peur. Le feu était le cauchemar des marchands de laine. Ellen et
Martha l’aidaient à servir le dîner. « Est-ce que vous sentez la
fumée ? » demanda-t-elle.
Elles
n’eurent pas le temps de répondre que Jack surgit, une expression égarée sur
son doux visage. Aliena n’était pas habituée à le voir en vêtement de moine,
les cheveux tondus. Elle eut brusquement l’envie de le prendre dans ses bras et
de chasser par ses baisers les plis soucieux qui barraient son front. Mais elle
se reprit bien vite, honteuse au souvenir de la scène qui s’était déroulée six
mois plus tôt dans le vieux moulin. Elle rougissait encore chaque fois qu’elle
évoquait cet incident dans sa mémoire.
« Ça
va mal, cria-t-il. Il faut tous nous réfugier au cloître. »
Elle se
figea. « Que se passe-t-il… un incendie ?
— Le
comte William avec ses hommes d’armes… » Aliena sentit brusquement tomber
sur elle un froid de tombe. William. Encore.
« Ils
ont mis le feu à la ville, répéta Jack. Tom et Alfred sont au cloître. Venez
avec moi, je vous en prie. »
Sans
cérémonie, Ellen laissa choir le bol de légumes qu’elle s’apprêtait à déposer
sur la table devant un acheteur flamand ébahi. « Très bien »,
dit-elle. Elle saisit Martha par le bras. « Allons-y. »
Aliena
lança un regard affolé vers son entrepôt. Elle avait là-dedans des centaines de
livres de laine brute qu’il lui fallait absolument protéger du feu… Mais
comment ? Elle croisa le regard de Jack, qui attendait sans bouger. Les
acheteurs quittèrent précipitamment la table. « Va-t-en, Jack. Il faut que
je m’occupe de mon éventaire, dit-elle.
— Jack,
cria Ellen… Viens !
— Un
instant. » Il se tourna vers Aliena.
Ellen
hésita, déchirée entre la nécessité de sauver Martha et le désir d’attendre
Jack. Elle l’appela encore une fois.
Jack se
tourna vers elle. « Mère ! Emmène Martha !
— D’accord,
dit-elle. Mais je t’en prie, fais vite ! » Elle entraîna Martha.
Des
hurlements venaient de la porte du prieuré. La fumée était partout. Aliena, le
ventre noué par la peur, restait paralysée
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