Les Piliers de la Terre
encore le haut de l’escalier. Un malaise la saisit :
cet escalier cessait-il de monter ? Enfin elle déboucha sur la galerie
surplombant le bas-côté. Elle s’assit au bord d’une arche, appuyée au pilier.
La pierre froide lui caressait la joue. L’idée lui vint que si elle tombait,
elle pourrait se tuer. Non, tout juste se briser les jambes et rester là à
souffrir jusqu’au moment où quelqu’un la découvrirait.
Elle
décida de monter plus haut, à la galerie supérieure. Elle revint à l’escalier
et s’y engagea. L’étage suivant était plus court mais son cœur battait fort
lorsqu’elle arriva en haut. Elle s’engagea dans le passage à claire-voie et le
longea jusqu’à une baie. Se cramponnant au pilier qui divisait la fenêtre en
deux, elle plongea son regard vers les soixante-quinze pieds de vide qui
s’ouvraient sous elle et se mit à trembler.
Des pas
résonnèrent dans l’escalier en colimaçon. Elle reprit sa respiration, comme
après une longue course. Quelqu’un l’avait suivie ? Les pas se
rapprochaient. Elle lâcha le pilier et resta vacillante au bord du vide. Une
silhouette apparut : Jack.
« Qu’est-ce
que vous faites ? demanda-t-il, étonné.
— Je…
Je venais voir l’avancement de vos travaux. » Il désigna le chapiteau
au-dessus de la tête d’Aliena. « C’est moi qui ai fait cela. »
Elle leva
les yeux. Dans la pierre était sculpté un homme qui semblait soutenir sur son
dos le poids de l’arche. Son corps se crispait de douleur. Aliena le contempla.
Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Sans réfléchir, elle dit :
« C’est exactement ce que je ressens. »
Jack
s’approcha d’elle et lui prit le bras avec douceur mais fermeté. « Je
sais », dit-il.
Elle
regarda le vide. L’idée de tomber d’aussi haut lui donnait la nausée. Jack la
tira par le bras. Elle se laissa entraîner.
Ils
reprirent l’escalier et ressortirent sur le chantier. Aliena flageolait.
« J’étais en train de lire dans le cloître, dit Jack. Machinalement j’ai
levé les yeux et je vous ai vue dans l’encadrement de la baie. »
Elle
regarda son jeune visage, si plein d’inquiétude et de tendresse ; et elle
sut pourquoi elle avait fui pour venir chercher ici la solitude. Elle avait
envie de l’embrasser et elle lut dans ses yeux un désir qui répondait au sien.
Chaque fibre de son corps lui disait de se jeter dans les bras de Jack. Elle
aurait voulu dire : Je t’aime comme un orage, comme un lion, comme une
rage impuissante ; mais, au lieu de cela, elle dit : « Je
crois que je vais épouser Alfred. »
Jack
accusa le coup en blêmissant. Son visage s’assombrit, s’imprégnant d’une
antique et sage tristesse qui dépassait ses jeunes années. Elle crut qu’il
allait pleurer, mais il n’en fit rien. Au contraire, il y avait de la fureur
dans son regard. Il ouvrit la bouche pour parler, hésita, puis d’une voix
froide comme le glacial vent du nord, il dit : « Vous auriez mieux
fait de vous jeter dans le vide. » Tournant les talons, il repartit vers
le monastère.
Je l’ai
perdu pour toujours, songea Aliena, et elle eut l’impression que son cœur
allait éclater.
II
On avait vu
Jack quitter le cloître le jour de la fête du Pain. Ce n’était pas en soi un
délit bien grave, mais le novice s’était fait surprendre à plusieurs reprises.
Cette fois, l’affaire semblait plus sérieuse, car elle mettait en cause une
femme non mariée. On discuta du cas au chapitre le lendemain et on ordonna à
Jack une réclusion rigoureuse. Autrement dit, il était consigné dans les
limites des bâtiments monastiques, du cloître et de la crypte. Chaque fois
qu’il se déplaçait de l’un à l’autre, il devait être accompagné.
La peine
ne le toucha guère. Il était si accablé par la déclaration d’Aliena que rien
d’autre ne comptait. On aurait pu le condamner à la flagellation, il n’y aurait
pas prêté davantage attention.
Bien sûr,
il n’était plus question maintenant pour lui de travailler à la
cathédrale ; de toute façon, son plaisir avait à peu près disparu depuis
qu’Alfred dirigeait les travaux. Jack passait ses après-midi libres à lire. Son
latin s’était amélioré, il pouvait comprendre presque tous les textes, mais
lentement. Si modeste que fût la bibliothèque, elle possédait divers ouvrages
de philosophie et de mathématiques, où Jack se plongeait avec enthousiasme.
Pourtant,
la plupart de
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