Les Piliers de la Terre
ses lectures étaient décevantes. Elles contenaient des pages de
généalogies, de récits répétitifs de miracles accomplis par des saints morts
depuis longtemps et d’interminables spéculations théologiques. Le premier livre
qui lui plut vraiment racontait l’histoire du monde, depuis la création jusqu’à
la fondation du prieuré de Kingsbridge. D’abord Jack eut l’impression de tout
savoir, sans exception. Puis il commença à mesurer les limites du livre. Le
monde ne se bornait pas à Kingsbridge et à l’Angleterre. Il se passait toutes
sortes d’événements ailleurs aussi, en Normandie, en Anjou, à Paris, à Rome, en
Éthiopie et à Jérusalem, dont il n’était pas question dans l’ouvrage.
Néanmoins, après cette lecture, Jack découvrit que le passé est constitué
d’éléments en rapport les uns avec les autres, que le monde n’est pas un
mystère flou mais un ensemble fini, que l’esprit peut appréhender.
Ce qui le
passionnait, c’étaient les énigmes. Un philosophe posait la question de savoir
pourquoi un être faible peut déplacer une lourde pierre du moment qu’il utilise
un levier. Ce qui paraissait normal à Jack jusqu’à présent se mettait à le
tourmenter. Il avait passé plusieurs semaines de suite à la carrière et il
savait que, quand on ne pouvait pas bouger une pierre avec un levier d’un pied
de long, la solution était généralement d’en utiliser un plus grand. Pourquoi
le même homme était-il incapable de déplacer la pierre avec un instrument
court, mais réussissait avec un outil long ? Cette question en amenait une
foule d’autres. Les bâtisseurs de cathédrales utilisaient un énorme treuil pour
hisser les grosses pierres et les madriers jusqu’au toit. La charge au bout de
la corde était bien trop lourde pour qu’un homme pût la soulever à mains nues,
mais ce même homme pouvait faire tourner la poulie où s’enroulait la corde et
hisser la charge jusqu’en haut. Comment était-ce possible ?
Ces
réflexions l’occupaient et le distrayaient, mais jamais suffisamment pour qu’il
oublie Aliena. Ses pensées revenaient inlassablement à elle. Il passait des heures
dans le cloître, un gros livre posé sur un lutrin devant lui, en évoquant le
jour où, dans le vieux moulin, il l’avait embrassée. Il se souvenait avec
acuité de ce baiser, du doux contact de leurs lèvres, de la grisante sensation
de la langue d’Aliena dans sa bouche. Il se souvenait de ses seins et de son
ventre contre lui. Le souvenir était si intense que c’était comme s’il revivait
la scène chaque fois.
Pourquoi
avait-elle changé ? Il était toujours persuadé que ce baiser était la
réalité et que la froideur qu’elle lui avait montrée par la suite était feinte.
Il était sûr de la connaître. Elle était aimante, sensuelle, romanesque,
imaginative et chaleureuse. Mais aussi impétueuse et irréfléchie,
volontairement dure, mais jamais froide ni cruelle. Cela ne lui ressemblait pas
d’épouser pour son argent un homme qu’elle n’aimait pas. Elle serait
malheureuse, malade de tristesse et de regret, il le savait et elle dans son
cœur devait le savoir aussi.
Un jour
qu’il était dans la bibliothèque, un serviteur du prieuré qui balayait le sol
s’arrêta devant lui, appuyé sur son balai, et dit : « Alors, il va y
avoir une grande fête dans votre famille ? »
Jack leva
les yeux de la carte du monde, dessinée sur une grande feuille de vélin. Le
serviteur était un vieil homme noueux, trop faible maintenant pour de gros
travaux. Sans doute confondait-il Jack avec quelqu’un d’autre. « Quelle
fête, Joseph ?
— Vous
ne savez pas ? Votre frère se marie.
— Je
n’ai pas de frère », dit Jack machinalement. Mais son cœur s’était glacé.
« Votre
beau-frère, alors, dit Joseph.
— Non,
je ne savais pas. » Les dents serrées, il se força à poser la
question : « Qui épouse-t-il ?
— Aliena. »
Ainsi elle
était allée jusqu’au bout. Jack avait toujours nourri le secret espoir qu’elle
changerait d’avis. Il détourna les yeux pour que Joseph ne vît pas le désespoir
sur son visage. « Eh bien, eh bien, dit-il en essayant de cacher son
émotion.
— Oui…
Elle se donnait des grands airs, celle-là, jusqu’au jour où elle a tout perdu
dans l’incendie.
— Est-ce
que… Est-ce que tu sais quand ?
— Demain.
Ils se marient dans la nouvelle église qu’Alfred a
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