Les Piliers de la Terre
loyer, elle ne savait pas
comment elle le paierait.
Richard la
rattrapa à cheval, mit pied à terre et marcha près d’elle. « Toute la
ville sent le bois frais, dit-il sur le ton de la conversation, et tout est si
propre ! »
Aliena,
qui s’était habituée au nouvel aspect de la ville, la regarda avec les yeux
neufs de son frère qui la voyait pour la première fois. Le feu avait emporté le
bois humide et pourri des vieux bâtiments, les toits de chaume encrassés par
des années de cuisine, les anciennes écuries empestées et les tas de boue à
l’odeur fétide. On avait remarqué la notable diminution des maladies depuis
l’incendie, constatation qui venait confirmer une théorie défendue par de
nombreux philosophes, selon laquelle c’étaient les vapeurs nauséabondes qui
causaient la maladie.
Richard
disait quelque chose.
« Quoi ?
répliqua Aliena, l’esprit ailleurs.
— Je
ne savais pas qu’Alfred t’avait proposé le mariage l’an dernier, répéta
Richard.
— Tu
avais des choses plus importantes en tête. C’était l’époque où Robert de
Gloucester a été fait prisonnier.
— Alfred
a été bien bon de te bâtir une maison.
— C’est
vrai. Tiens, la voici. » Elle s’attendait à sa déception et le
plaignait : pour lui qui était né dans le château d’un comte, même la
grande maison qu’ils possédaient avant l’incendie marquait sa déchéance.
Maintenant, il devrait s’habituer au genre d’habitation réservée aux ouvriers
et aux veuves.
Elle prit
son cheval par la bride. « Viens. Il y a de la place derrière pour ton
destrier. » Elle guida l’énorme bête à travers l’unique pièce de la maison
et le fit ressortir par la porte du fond. Elle attacha le cheval à un poteau de
la clôture et entreprit de le débarrasser de sa lourde selle de bois. La
plupart des gens avaient creusé des latrines, planté des légumes et bâti une
porcherie ou aménagé un poulailler dans leur cour. Celle d’Aliena était encore
intacte.
Richard ne
s’attarda pas dans la maison, où il n’y avait pas grand-chose à regarder, et
rejoignit Aliena dehors. « La maison est un peu nue… Il n’y a pas de
meubles, pas de casseroles, pas d’écuelles…
— Je
n’ai pas d’argent, répéta-t-elle une fois de plus.
— Tu
n’as rien fait pour le jardin non plus, dit-il en promenant autour de lui un
regard dépité.
— Je
n’ai pas le courage », dit-elle avec agacement ; puis, lui tendant la
grande selle, elle entra dans la maison.
Elle
s’assit sur le sol, le dos au mur. Il faisait frais dans la pièce. Elle
entendait Richard s’occuper de son cheval. Un museau pointa hors de la paille,
sous ses yeux. Un rat. Des milliers de rats et de souris avaient péri dans
l’incendie, mais on commençait maintenant à en revoir apparaître. Elle chercha
du regard quelque chose pour tuer l’animal, mais elle n’avait rien sous la main
et d’ailleurs le rat disparut.
Qu’est-ce
que je vais faire ? songea-t-elle. Je ne peux pas vivre ainsi le restant
de mes jours. La seule idée d’entamer une nouvelle entreprise l’épuisait.
Autrefois elle avait réussi à vaincre la pénurie, mais l’énergie qu’elle avait
dû déployer, plus la ruine de ses efforts avaient eu raison de son courage.
Désormais elle vivrait une existence passive, contrôlée par quelqu’un qui
prendrait les décisions à sa place. Elle pensa à maîtresse Kate, à Winchester,
qui l’avait embrassée sur les lèvres et caressée. Elle se rappela ses
paroles : « Ma chère fille, tu n’auras plus jamais besoin de rien si
tu travailles pour moi. Nous serons riches toutes les deux. » Non, pas ça.
Jamais.
Richard
rentra, chargé des sacs de selle. « Si tu ne peux rien faire toi-même,
trouve quelqu’un pour s’occuper de toi, dit-il.
— Tu
es là.
— Je
ne peux pas m’occuper de toi ! protesta-t-il.
— Pourquoi
pas ? fit-elle dans une flambée de colère. Je me suis bien occupée de toi,
moi, six longues années !
— Je
faisais la guerre… Toi, tu t’es contentée de vendre de la laine… »
Et de
poignarder un hors-la-loi, ajouta-t-elle intérieurement ; de jeter par
terre un prêtre malhonnête ; de te nourrir, te vêtir et te protéger quand
tu te mordais les poings de peur. Sa colère retomba, vaincue elle aussi, et
elle sourit. « Je plaisantais, bien sûr. »
Il
grommela, un peu désemparé par l’attitude de sa sœur, et secoua la tête
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