Les Piliers de la Terre
surprenante couleur carotte. En regardant de plus
près, Philip constata que c’était un garçon. Blotti contre une femme, il lui
tétait le sein. L’enfant était vivant et Philip sentit son cœur bondir de joie.
La femme, vivante aussi, adressa au prieur un sourire heureux mais las.
C’était
Aliena.
Aliena ne
revint jamais dans la maison d’Alfred. Il racontait à tout le monde que le bébé
n’était pas de lui et, comme preuve, montrait les cheveux roux de l’enfant,
exactement de la même couleur que ceux de Jack ; mais il ne chercha pas à
faire le moindre mal ni au bébé ni à Aliena. Il se contenta de leur interdire
sa maison.
Aliena
regagna sa demeure dans le quartier pauvre. Elle était soulagée qu’Alfred ne se
vengeât pas davantage, heureuse aussi de ne plus avoir à dormir par terre au
pied de son lit comme un chien. Mais surtout elle était fière et ravie de son
adorable bébé. Il avait des cheveux roux, des yeux bleus, la peau bien blanche
et il lui rappelait terriblement Jack.
Si
personne ne savait pourquoi l’église s’était effondrée, les théories ne
manquaient pas. Les uns disaient qu’Alfred était un incapable ; d’autres
reprochaient à Philip d’avoir bousculé les maçons pour terminer la voûte à la
Pentecôte. Des ouvriers disaient qu’on avait retiré les coffrages alors que le
mortier n’était pas encore sec. Un vieux bâtisseur affirma que les murs
n’avaient jamais été conçus pour supporter le poids d’une voûte de pierre.
Soixante-dix-neuf
personnes avaient trouvé la mort, y compris ceux qui succombèrent plus tard à
leurs blessures. Chacun s’accorda pour dire qu’il y en aurait eu davantage si
le prieur Philip n’avait pas dirigé tant de gens vers le côté est. Le cimetière
du prieuré étant complet à cause de l’incendie de l’année précédente, la
plupart des morts furent enterrés dans l’église paroissiale.
De l’avis
général, la cathédrale était maudite.
Alfred
emmena ses maçons à Shiring, où il se mit à construire des maisons de pierre
pour les riches. Les autres artisans quittèrent peu à peu Kingsbridge. Personne
ne fut officiellement congédié et Philip continua à payer des gages, mais les
hommes n’avaient plus rien à faire que de déblayer les décombres et, au bout de
quelques semaines, ils étaient tous partis. Les volontaires ne vinrent plus
travailler le dimanche, le marché se réduisit à quelques tristes éventaires,
Malachi entassa sa famille et ses biens dans une grande charrette tirée par
quatre bœufs et quitta la ville, en quête de plus verts pâturages.
Richard
loua son destrier à un fermier et cet argent les fit vivre. Aliena et lui. Sans
le soutien d’Alfred, il ne pouvait continuer sa carrière de chevalier et, de
toute façon, à quoi cela avançait-il maintenant que William avait reçu son
titre de comte ? Aliena se sentait toujours tenue par le serment qu’elle avait
fait à son père, mais pour l’instant elle n’avait plus le moyen de le
respecter. Richard sombra dans la léthargie. Il se levait tard, restait assis
au soleil presque toute la journée et filait le soir à la taverne.
Martha
vivait toujours dans la grande maison, seule avec une vieille servante. Mais
elle passait le plus clair de son temps avec Aliena. Elle aimait soigner le
bébé, d’autant plus qu’il ressemblait à son Jack adoré. Elle aurait voulu
qu’Aliena l’appelât Jack, mais celle-ci refusa pour des raisons qu’elle-même ne
s’expliquait pas très bien.
Aliena
passa l’été dans la joie de la maternité. Mais quand la récolte fut engrangée,
que le temps commença à fraîchir et les soirées à raccourcir, la mauvaise
humeur la gagna.
Chaque
fois qu’elle réfléchissait à son avenir, elle pensait à Jack. Il était parti,
elle ne savait pas où, et sans doute ne reviendrait-il jamais. Mais il habitait
toujours son esprit, plein de vie et d’énergie. Elle envisagea d’aller
s’installer dans une autre ville où elle prétendrait être veuve. Elle songea à
persuader Richard de gagner sa vie, pensa à filer de la laine, ou à prendre des
lessives, ou à s’engager comme servante dans une des rares familles encore
assez riches pour avoir des domestiques ; mais chaque nouveau projet était
accueilli avec un rire méprisant par le Jack imaginaire qu’elle avait dans sa
tête et qui disait : « Rien ne marchera sans moi. »
Le matin
qu’elle avait passé avec Jack
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