Les Piliers de la Terre
lança : « Ce serait moins compliqué de
retrouver la mère de l’enfant.
— Je
ne crois pas, dit Francis. La mère n’est probablement pas mariée et s’est fait
surprendre à transgresser la morale. J’imagine qu’elle est jeune. Peut-être
a-t-elle réussi à garder sa grossesse secrète ; le temps approchant, elle
s’est rendue dans la forêt où elle a accouché seule. Puis elle a abandonné
l’enfant aux loups et s’en est retournée là d’où elle était venue. Elle fera en
sorte que l’on ne puisse pas la retrouver. »
Le bébé
s’était endormi. Dans un brusque élan, Philip, ému, le prit à Johnny. Il le
posa contre sa poitrine en le soutenant d’une main et le berça. « Pauvre
créature, dit-il. Pauvre créature. » Brusquement il se sentit envahi du
besoin de protéger et de soigner cet enfant. Il remarqua que les moines le
dévisageaient, stupéfaits de ce soudain accès de tendresse. Ils ne l’avaient
évidemment jamais vu caresser personne, car les marques physiques d’affection
étaient strictement interdites au monastère. De toute évidence on l’en croyait
incapable. Eh bien, se dit-il, maintenant ils le connaîtraient mieux.
Peter de
Wareham déclara : « Alors, il va nous falloir l’emmener pour tâcher
de lui trouver une mère adoptive. »
Si tout
autre que Peter avait fait pareille proposition, Philip n’aurait peut-être pas
été aussi prompt à le contredire, mais il en fut ainsi : Peter parla,
Philip répliqua un peu trop vite et sa vie s’en trouva transformée. « Nous
ne le donnerons pas à une mère adoptive, dit-il d’un ton décidé. Cet enfant est
un don de Dieu. » Il les regarda tous à la ronde. Les moines le
dévisageaient avec de grands yeux, suspendus à ses paroles. « Nous allons
nous en occuper nous-mêmes, poursuivit-il. Nous le nourrirons, nous
l’instruirons, nous l’élèverons dans les voies de Dieu. Puis, lorsqu’il sera un
homme, il deviendra moine à son tour et ainsi nous le rendrons à Dieu. »
Il y eut un silence stupéfait.
Puis Peter
s’exclama, furieux : « Impossible ! Un bébé ne peut pas être
élevé par des moines ! »
Philip
surprit le regard de son frère et tous deux sourirent. Quand Philip reprit la
parole sa voix était lourde du poids du passé. « Impossible ? Mais
non, Peter, au contraire je suis tout à fait sûr que cela peut se faire et mon
frère pense comme moi. Nous le savons par expérience ! »
Le jour
qui pour Philip fut le dernier de son enfance heureuse, son père était rentré
blessé.
Philip
avait été le premier à l’apercevoir, remontant à cheval le chemin en lacet
menant au petit hameau des montagneuses Galles du Nord. Philip, âgé à l’époque
de six ans, se précipita comme d’habitude à sa rencontre ; mais cette fois
son père ne souleva pas son petit garçon pour l’installer devant lui sur la
selle. Pâle, les vêtements éclaboussés de sang, il chevauchait lentement,
affalé sur sa monture, tenant les rênes de la main droite, le bras gauche
inerte. Philip fut tout à la fois intrigué et effrayé, car il n’avait jamais vu
son père lui manifester aucune faiblesse.
« Va
chercher ta mère », dit papa.
Après
l’avoir fait entrer dans la maison, maman découpa la chemise de papa, à la
grande horreur de Philip plus choqué de voir maman si économe gâcher
délibérément le beau vêtement que par l’étalage de tout ce sang. « Ne vous
occupez plus de moi maintenant », avait dit papa. Sa voix autoritaire se
réduisait à un murmure et personne n’y prit garde – encore un événement
insolite, car d’ordinaire ses paroles faisaient loi. « Laissez-moi et
allez tous au monastère, dit-il. Ces maudits Anglais ne vont pas tarder. »
Il y avait bien un monastère avec une église au sommet de la colline, mais
Philip n’arrivait pas à comprendre pourquoi ils devraient aller là-haut alors
qu’on n’était même pas dimanche. Maman répliqua : « Si tu perds
encore du sang, tu ne pourras plus aller nulle part, jamais. » Mais tante
Gwen dit qu’elle allait donner l’alarme et sortit.
Des années
plus tard, en repensant aux événements qui avaient suivi, Philip se rendit
compte qu’à ce moment tout le monde les avait oubliés, lui et son frère Francis
âgé de quatre ans, personne ne songea à les emmener jusqu’à l’abri du
monastère. Les gens ne pensèrent qu’à leurs propres enfants ou s’imaginaient
que Philip et
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