Les Piliers de la Terre
dit-elle
avec une irritation dont Tom ne comprit pas la raison. Tu n’as pas d’argent,
pas d’outils, poursuivit-elle. Qu’arrivera-t-il au bébé s’il n’y a pas de
travail à Winchester ?
— Je
ne sais pas, répondit Tom, blessé qu’elle lui parlât si durement. Que dois-je
donc faire ? Vivre comme toi ? Je ne peux pas abattre des canards à
coup de pierres : je suis maçon.
— Tu
pourrais laisser le bébé ici », dit-elle.
Tom n’en
crut pas ses oreilles. « Le laisser ? dit-il. Alors que je viens
juste de le retrouver ?
— Au
moins tu le saurais au chaud et nourri. Tu n’aurais pas à le porter pendant que
tu cherches du travail. Le jour où tu trouveras enfin quelque chose, tu pourras
revenir ici le chercher. »
D’instinct,
Tom se rebella contre cette idée. « Je ne sais pas, dit-il. Que
penseraient les moines si j’abandonnais le bébé ?
— Ils
savent déjà que tu l’as fait, répliqua-t-elle avec impatience. Il s’agit
simplement de décider si tu le confesses maintenant ou plus tard.
— Est-ce
que les moines savent s’occuper d’un bébé ?
— Ils
en savent autant que toi là-dessus.
— J’en
doute.
— Ma
foi, ils ont trouvé le moyen de nourrir un nouveau-né qui ne sait que
téter. »
Tom
commençait à comprendre qu’elle avait raison. Malgré toute l’envie qu’il avait
de tenir dans ses bras ce petit bonhomme, il ne pouvait nier que les moines
fussent mieux armés pour le soigner que lui. Il n’avait pas de nourriture, pas
d’argent et aucune certitude de trouver du travail. « L’abandonner encore,
dit-il avec tristesse. C’est sans doute ce que je dois faire. » Il resta
où il était à contempler le nouveau-né sur les genoux du prêtre. Il avait des
cheveux bruns, comme ceux d’Agnès. Malgré la décision qu’il venait de prendre,
Tom n’arrivait pas à s’en aller.
Là-dessus,
un groupe de moines apparut à l’autre bout de la clairière. Ils étaient quinze
ou vingt, portant des haches et des scies. Tom et Ellen risquaient maintenant
d’être vus. Ils replongèrent dans le sous-bois à travers les taillis. Arrivés
sur la route, ils se mirent à courir. Ils firent ainsi cent cinquante ou deux
cents toises, main dans la main, et soudain Tom se sentit épuisé. Mais ils
étaient suffisamment loin maintenant. Ils quittèrent la route et trouvèrent un
endroit pour se reposer, à l’abri des regards.
Ils
s’assirent sur un talus herbu où le soleil filtrait à travers le feuillage. Tom
regarda Ellen allongée sur le dos, essoufflée, les joues rouges, un sourire aux
lèvres. Sa robe s’était ouverte à l’encolure, révélant sa gorge et le
gonflement d’un sein. Brusquement il éprouva l’envie de contempler de nouveau
sa nudité. Le désir était bien plus fort que le remords qu’il éprouvait. Il se
pencha pour l’embrasser, puis hésita tant elle était ravissante. Lorsqu’il
parla, ce fut sans réfléchir et ses propres paroles le surprirent :
« Ellen, dit-il, veux-tu être ma femme ? »
Peter de
Wareham était un trublion né.
De la
maison-mère de Kingsbridge, il avait été transféré à la petite communauté de la
forêt, et on comprenait sans mal pourquoi le prieur de Kingsbridge avait tenu à
se débarrasser de lui. Ce grand gaillard dégingandé qui frôlait la trentaine
avait une vive intelligence et des façons méprisantes, et il vivait dans un
état constant de vertueuse indignation. Lorsqu’il était arrivé et qu’il avait
commencé à travailler aux champs, il avait imposé un rythme forcené, avant
d’accuser les autres de paresse. Mais, à sa grande surprise, la plupart des
moines avaient suivi le train et au bout du compte c’étaient les plus jeunes
qui l’avaient épuisé. Cherchant alors un autre vice que la paresse, il avait
porté son choix sur la gourmandise.
Il
commença par ne manger que la moitié de son pain sans toucher à sa viande. Dans
la journée, il buvait de l’eau des ruisseaux, coupait sa bière le soir et
refusait le vin. Il réprimanda un jeune moine plein de santé qui redemandait du
porridge et réduisit en larmes un novice qui par jeu avait bu le vin d’un de
ses compagnons.
Les moines
ne se montraient guère gourmands, songeait le prieur Philip comme ils
redescendaient du haut de la colline vers le monastère, à l’heure du dîner. Les
jeunes étaient minces et musclés, leurs aînés secs et brûlés par le soleil.
Aucun d’eux n’avait la
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