Les Piliers de la Terre
une armée qui attend un chef »,
dit-elle. Richard ne réagit pas, mais Aliena suivait son idée. Son frère était
un bon chef sans armée. Les hors-la-loi étaient une armée sans chef. Or le
comté était en train de s’écrouler…
Sous la
pluie ininterrompue de pierres et de flèches, les hors-la-loi, décimés,
commencèrent à battre en retraite comme une meute de chiens la queue entre les
jambes. Puis quelqu’un ouvrit la porte nord et une foule de jeunes gens
chargea, brandissant des haches et des épées, à la poursuite des traînards. La
plupart des misérables parvinrent à s’enfuir, mais quelques-uns furent pris et
massacrés.
Écœurée,
Ellen détourna les yeux. « Richard, vous auriez dû empêcher ces garçons de
leur donner la chasse.
— Les
jeunes gens ont besoin de voir un peu de sang après une pareille attaque,
répliqua-t-il. D’ailleurs, plus nous en tuerons cette fois-ci, moins nous en
aurons à combattre la prochaine fois. »
Philosophie
de soldat, se dit Aliena. A l’époque où elle sentait sa vie menacée chaque
jour, elle aurait sans doute agi comme les jeunes gens et taillé en pièces les
brigands. Maintenant, ce qu’elle voulait, c’était combattre les causes qui
poussaient des gens à braver les lois, pas les gens eux-mêmes. D’ailleurs, elle
venait de trouver une façon de les utiliser.
Richard
ordonna de sonner la fin de l’alerte à la cloche du prieuré et de doubler la
garde de nuit, les patrouilles et les sentinelles. Aliena alla au prieuré
chercher Martha et les enfants, et tout le monde se retrouva dans la maison de
Jack.
Aliena se
disait qu’il y avait là une vraie famille et en arrivait presque à oublier les
étrangetés de sa vie : son père mort dans un cachot, son mariage encore
valide avec le demi-frère de Jack, l’exclusion d’Ellen comme sorcière et
hors-la-loi, et…
Elle
secoua la tête. Non, ce n’était pas une famille normale.
Jack tira
du tonneau une cruche de bière dont il emplit de grandes coupes. Après le
danger, chacun se sentait tendu et excité.
Ellen
alluma le feu et Martha tailla des navets pour commencer à préparer la soupe.
Autrefois, elle aurait fait rôtir un demi-cochon, pour célébrer une journée
comme celle-là.
Richard
but sa bière d’un long trait, s’essuya la bouche et déclara : « Nous
allons avoir d’autres alertes du même genre avant la fin de l’hiver.
— Ces
malheureux devraient attaquer les magasins du comte William, dit Jack, pas ceux
du prieur Philip. C’est William qui a privé de ressources la plupart de ces
gens.
— A
moins d’améliorer leur tactique, ils n’auront pas plus de succès contre William
qu’ils n’en ont eu contre nous. C’est une meute sauvage.
— Il
leur faut un chef, suggéra Aliena.
— Prie
le ciel qu’ils n’en aient jamais un ! Là, ce serait dangereux.
— Un
chef pourrait les conduire contre William… plutôt que contre nous.
— Je
ne te suis pas, déclara Jack. Pourquoi un chef ferait-il justement ce
choix ?
— Il le
ferait, si c’était Richard… »
Un silence
stupéfait accueillit ces paroles.
L’idée qui
avait jailli spontanément dans l’esprit d’Aliena prenait de plus en plus forme.
La jeune femme était convaincue qu’elle pouvait donner des résultats. Si
Richard détruisait William et devenait comte, le pays retrouverait la paix et
la prospérité… et leur promesse serait enfin tenue. Plus elle y pensait, plus
elle s’excitait. « Il y avait plus de cent hommes aujourd’hui »,
reprit-elle. Elle se tourna vers Ellen. « Combien d’autres vivent dans la
forêt ?
— Ils
sont innombrables, répondit Ellen. Des centaines, des milliers. »
Aliena se
pencha sur la table de la cuisine et regarda son frère dans les yeux.
« Prends leur tête, lança-t-elle avec énergie. Organise-les. Enseigne-leur
à se battre. Conçois des plans d’attaque. Puis jette-les dans l’action… contre
William. »
Tout en
parlant, elle se rendait compte qu’elle le poussait à risquer sa vie, et elle
en tremblait. En fait de reconquérir le comté, il trouverait peut-être la mort.
Mais lui
n’avait pas de telles angoisses. « Mais par Dieu, Aliena, tu as peut-être
raison, murmura-t-il. J’aurais une armée à moi et je la conduirais contre
William ! »
Aliena lut
sur le visage de son frère la longue et tenace haine qui l’animait depuis le
jour affreux… Ses yeux s’arrêtèrent sur la cicatrice de
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