Les Piliers de la Terre
tête.
— Je
crois que je comprends. Nos jeunes avaient eu peur et ne pouvaient exorciser
leurs craintes qu’en versant le sang de ceux qui les avaient effrayés. J’ai vu
cela dans le regard des hommes qui ont assassiné nos parents. Ils tuaient parce
qu’ils avaient peur. Mais comment supprimer cette peur ?
— Par
la paix, soupira Francis, la justice, la prospérité… Des choses difficiles à
obtenir.
— C’est
vrai, dit Philip en hochant la tête. Et toi, où en es-tu ?
— Je
travaille pour le fils de l’impératrice Maud. Il s’appelle Henry. »
Philip
avait entendu parler de ce Henry-là. « Comment est-il ?
— C’est
un jeune homme très intelligent et déterminé. La mort de son père l’a fait
comte d’Anjou. Il est aussi duc de Normandie, car il est le petit-fils aîné du
vieux Henry, qui était roi d’Angleterre et duc de Normandie. Et, comme il a
épousé Eleonore d’Aquitaine, il est en plus duc d’Aquitaine.
— Il
règne sur plus de terres que le roi de France.
— Exactement.
— Oui,
mais comment est-il, lui, personnellement ?
— Instruit,
travailleur, rapide, infatigable, volontaire. Il a un caractère épouvantable.
— Je
regrette parfois que ce ne soit pas mon cas, observa Philip. Ça oblige les gens
à faire attention. Mais tout le monde sait que je suis toujours raisonnable,
alors on ne m’obéit pas tout à fait aussi vite qu’à un prieur capable
d’exploser à tout instant.
— Reste
donc comme tu es », dit Francis en riant. Puis il redevint sérieux.
« Henry m’a fait comprendre l’importance de la personnalité d’un roi. Regarde
Stephen : il a un fort mauvais jugement, il décide, puis il renonce ;
il est courageux jusqu’à l’idiotie et ne cesse de pardonner à ses ennemis. Les
gens qui le trahissent ne risquent pas grand-chose, ils savent qu’ils peuvent
compter sur sa miséricorde. Le résultat est qu’il se bat vainement depuis
dix-huit ans pour gouverner un pays qui était un royaume bien uni quand il en a
hérité. Henry contrôle déjà mieux sa collection de duchés et de comtés jadis
indépendants que Stephen ses terres d’ici. »
Une idée
soudain frappa Philip. « Pourquoi Henry t’a-t-il envoyé en
Angleterre ? interrogea-t-il.
— Pour
inspecter le royaume.
— Qu’as-tu
trouvé ?
— Un
pays sans lois et affamé, battu par les tempêtes et ravagé par la
guerre. »
Philip
hocha la tête d’un air songeur. Le jeune Henry était duc de Normandie, car il
était le fils aîné de Maud, la seule enfant légitime du vieux roi Henry,
lui-même duc de Normandie et roi d’Angleterre. Par ce lignage, le jeune Henry
pouvait prétendre aussi au trône d’Angleterre.
Sa mère y
avait prétendu aussi, mais en vain parce qu’elle était femme et son mari
angevin. Mais le jeune Henry avait non seulement l’avantage d’être un mâle,
mais celui, en outre, d’être à la fois normand par sa mère et angevin par son
père.
« Henry
va-t-il essayer d’obtenir la couronne d’Angleterre ? demanda Philip.
— Tout
dépend de mon rapport, affirma Francis.
— Que
vas-tu dire ?
— Que
jamais il n’y aura meilleure occasion que maintenant.
— Dieu
soit loué ! » murmura Philip.
IV
En se
rendant au château de l’évêque Waleran, le comte William s’arrêta au moulin de
Cowford, qui lui appartenait. Le meunier, un homme vieillissant et peu aimable
du nom de Wulfric, avait le droit de moudre tout le grain récolté dans les onze
villages voisins. Il ne gardait comme rétribution que deux sacs sur vingt, un
pour lui-même et un pour William.
William
venait recueillir son dû. D’ordinaire, il ne le faisait pas lui-même, mais en
ces temps de troubles, il devait fournir une escorte armée à chaque charrette
transportant de la farine ou tout autre produit comestible. Profitant au
maximum des circonstances, et dans un souci d’économie, il avait pris
l’habitude d’emmener un chariot chaque fois qu’il se déplaçait avec son
entourage de chevaliers, et de collecter ce qui se trouvait sur son passage.
L’augmentation
de la criminalité découlait directement de son implacable politique à l’égard
des mauvais payeurs. Les gens dépossédés de leurs terres se transformaient en
voleurs. Ils ne réussissaient généralement pas mieux comme détrousseurs que
comme fermiers. William comptait bien que la plupart d’entre eux ne passeraient
pas l’hiver et, d’abord, ses prévisions
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