Les Piliers de la Terre
Pâques. Comme toujours, le marché débordait
jusqu’à l’intérieur de l’église et, pendant qu’il remontait le long de la nef,
William se vit proposer de la bière fraîche, du pain d’épice bien chaud et une
petite faveur rapide contre le mur pour trois pence. Le clergé s’obstinait à
chasser les colporteurs des églises, mais en vain. William échangea vaguement
des salutations avec les notables du comté, l’esprit occupé par ce qu’il
voyait : les lignes fuyantes de l’arcade, les arcs et les fenêtres, les
piliers avec leurs bouquets de colonnes, les nervures et les segments de la
voûte, tout s’élançait vers le ciel, rappelant la raison même de l’édifice.
Le sol
était dallé, les piliers étaient peints et chaque fenêtre avait ses vitraux.
Kingsbridge et son prieuré étaient riches, la cathédrale proclamait leur
prospérité. Dans les petites chapelles des transepts, on pouvait voir des
chandeliers d’or et des croix rehaussées de joyaux. Les citoyens aussi
faisaient étalage de leurs richesses, sortant des tuniques richement colorées,
des broches et des boucles d’argent, et des anneaux d’or.
Le regard
de William tomba sur Aliena.
Comme
toujours, il eut un coup au cœur. Elle était aussi belle que jamais, bien
qu’elle eût passé maintenant cinquante ans. La masse de ses cheveux bouclés
était coupée plus court et semblait d’un brun un peu plus clair, comme
légèrement fané. Quelques charmantes rides se dessinaient au coin de ses yeux.
Qu’elle était désirable ! Elle portait un manteau bleu doublé de soie
rouge et des chaussures de cuir rouge. Une foule déférente l’entourait. Bien
qu’elle ne fût même pas comtesse, mais seulement la sœur du comte, pour l’heure
en Terre sainte, tout le monde la traitait comme si elle portait le titre. Elle
avait l’allure d’une reine.
Sa seule
vision faisait jaillir la haine comme une poussée de bile dans le ventre de
William. Il avait ruiné son père, il l’avait violée, il lui avait pris son château,
brûlé sa laine et exilé son frère. Mais, chaque fois qu’il croyait l’avoir
écrasée, elle se relevait pour atteindre à de nouveaux sommets de puissance et
de richesse. William, vieillissant, gras et goutteux, se rendait compte qu’il
avait passé sa vie victime d’un terrible enchantement.
Près
d’elle se tenait un grand gaillard aux cheveux roux que William prit tout
d’abord pour Jack. Mais il reconnut bientôt le fils de Jack, en tenue de
chevalier et portant une épée. Jack était à côté, plus petit d’un ou deux
pouces et les tempes un peu dégarnies. Plus jeune qu’Aliena d’environ cinq ans,
si William avait bonne mémoire, lui aussi avait des rides autour des yeux. Il
parlait avec animation à une jeune femme ressemblant à Aliena. Sa fille
évidemment. Son abondante chevelure était sévèrement coiffée en tresses et elle
était vêtue de façon très simple. Si un corps voluptueux se cachait sous cette
tunique couleur de terre, elle ne voulait le faire savoir à personne.
La rancœur
lui brûlait l’estomac tandis que William contemplait cette famille heureuse,
prospère et digne. Tout ce qu’ils avaient aurait dû être à lui. Mais il n’avait
pas perdu l’espoir de se venger.
Les voix
de plusieurs centaines de moines s’élevèrent, noyant le brouhaha des
conversations et les cris des marchands. Le prieur Philip pénétra dans
l’église, en tête de la procession. Il n’y avait pas autant de moines
autrefois, se dit William. Le prieuré s’était développé avec la ville. Philip,
qui avait aujourd’hui plus de soixante ans, était presque complètement chauve
et il avait un peu engraissé, si bien que son visage autrefois maigre s’était
arrondi. Naturellement, il arborait un air de satisfaction : la
consécration de cette cathédrale avait été son but depuis qu’il était arrivé à
Kingsbridge, trente-quatre ans plus tôt.
Un murmure
accueillit l’arrivée de l’évêque Waleran, vêtu de ses atours les plus
somptueux. Son visage pâle et anguleux était figé dans une expression
parfaitement neutre, mais William savait qu’il bouillonnait intérieurement. Cette
cathédrale était le triomphant symbole de la victoire de Philip sur Waleran.
William avait beau détester Philip, il se réjouissait quand même en secret de
voir pour une fois humilié le dédaigneux évêque Waleran.
On voyait
rarement l’évêque à Kingsbridge. On avait fini par
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