Les Poilus (La France sacrifiée)
dont il reçoit les émissaires, recueille des avis contraires à celui de Joffre. Les commandants d’armée ont multiplié les objections. En vain. Ils ont fini par se rallier parce que Joffre annonce un remuement général du front par deux offensives au lieu d’une : Artois et Champagne, les deux terrains des précédents échecs. Il veut « une dernière expérience ». Ni de Langle de Cary, ni Pétain ne font plus d’objections. Ils ont reçu un renfort de plus de trois cents pièces lourdes chacun. La division marocaine quitte déjà Giromagny, près de Belfort, où elle était au repos pour monter en ligne en Champagne. C’est le morituri te salutant, grommelle le général de Maud’huy qui les passe en revue.
Pas de surprise possible. Les renseignements informent Joffre que les Allemands savent depuis le 15 septembre qu’une offensive s’organise en Artois. Déjà les convois d’artillerie lourde venue de Russie convergent vers Arras. Un nouveau carnage se prépare, au moment où l’état-major fait officiellement ses comptes depuis le début de la campagne : au 17 septembre, les Français ont perdu 470 000 hommes tués, 350 000 disparus dont 270 000 prisonniers (contre 64 000 Allemands dans les camps français), 770 000 blessés ou évacués, sans compter des pertes de 122 000 hommes en Orient. On comprend que le Parlement manque d’enthousiasme à l’annonce d’une prochaine offensive, et le gouvernement lui-même. Joffre refuse de communiquer le chiffre exact des batteries lourdes et de leurs approvisionnements, pour éviter, dit-il, les indiscrétions. « Nous avons le droit et le devoir de savoir », clame Poincaré. Il sent sa responsabilité politique et morale engagée : « Trop de fautes ont été commises. » Joffre a déjà lancé son ordre général n° 23 aux « soldats de la République ». Il n’est pas question d’arrêter l’offensive. Elle partira.
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À l’aube du 25 septembre, Foch engage dans la région d’Arras, sur le front La Bassée-Ficheux, 19 divisions françaises pourvues de 380 pièces lourdes, soutenues par l’attaque de deux armées britanniques, la première attaquant sur Loos, la seconde à l’est d’Ypres. En Champagne, les II e , III e et IV e armées françaises attaqueront sur un front de trente-cinq kilomètres avec 37 divisions et plus de 1 000 canons de gros calibre. La V e armée soutiendra l’effort avec 6 divisions et 250 pièces lourdes. Il est désormais admis par l’état-major qu’aucune action ne peut réussir dans la guerre de forteresse si elle n’est soutenue par un puissant matraquage de l’artillerie. Le tir doit être conduit pendant six jours « selon les règles de la guerre de siège », explique Joffre, avec emploi massif d’observateurs aériens.
Les canons de 75 sont destinés à nettoyer les réseaux de fils de fer barbelés, les 120 et 155 doivent détruire les ouvrages de mitrailleuses, les canons longs les batteries ennemies, les mortiers lourds les redoutes bétonnées et les abris. Enfin les gros calibres sur chemin de fer accablent les gares en arrière du front. Au moment de l’attaque, les canons de tranchée de 58 et de 240 doivent marmiter les lignes ennemies. Pour la première fois les Britanniques sont en mesure de déployer devant eux une nappe de gaz asphyxiants. Les Français n’ont pas encore réussi à intoxiquer les lapins du polygone de Vincennes.
Foch en Artois, Castelnau en Champagne conduisent les assauts, dès que le feu d’artillerie a cessé. En tête, les troupes d’élite, chasseurs, soldats du 20 e corps, division marocaine. Ceux-là sont toujours les premiers à partir. On les enlève à leurs cantonnements de repos pour les conduire le plus vite possible dans les tranchées de départ, au besoin en camions. Pour eux le séjour en secteur est une détente. Ils sont le plus souvent, en dehors des attaques, à l’arrière en cantonnement, occupés à enseigner aux nouvelles recrues appelées en renfort les contraintes du front et la technique des attaques. Ils ont mission d’entraîner les autres, aussi sont-ils de tous les coups durs et leurs rangs sont constamment recomplétés par des renforts venus d’Afrique, instruits en France.
Ils étaient 13 000 au départ d’Afrique du Nord, ceux de la division marocaine : 13 bataillons de zouaves tirailleurs et de légionnaires lâchés par Lyautey pour aller combattre en France aux ordres du général Humbert.
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