Les Poilus (La France sacrifiée)
deux mille pièces lourdes. Il n’a pas renoncé à faire la preuve que la percée était possible. Il s’y prépare en méprisant l’incompétence des politiques. Mais tiendra-t-il jusqu’en septembre ?
La commission du Sénat s’acharne contre Millerand, accable Joffre de reproches. Clemenceau tonne contre lui, et plus encore contre le gouvernement qui ne sait pas s’imposer au quartier général. Il juge sévèrement le despotisme de Joffre et annonce une révolte prochaine des généraux contre lui. Pénelon, l’attaché militaire de l’Élysée, fait un rapport dans ce sens à Poincaré : les généraux, même de groupes d’armées, se plaignent d’être conduits « par des théoriciens et des professeurs ». Déjà Pétain fait savoir que, faute d’avoir consulté au préalable les chefs de corps, l’offensive a échoué « à cause de sa méthode déplorable ». Il commence à se déclarer hostile à la reprise d’une offensive, tant qu’on manque d’artillerie lourde et de munitions. Il soigne son personnage de temporisateur, auréolé de sa victoire relative en Artois. Même Foch ne prononce plus le mot d’offensive, comme s’il était tabou. Il affirme que la guerre sera très longue, et qu’il faut s’organiser pour la durée. D’Urbal, le responsable des opérations en Artois, se dit las des offensives partielles qui sont en train de « briser notre instrument de victoire ». Pour tous ces généraux, les poilus doivent retourner à la tranchée et mener une guerre défensive. Y aurait-il rivalité ou divergence de vues au sein de l’état-major français ? Les députés, fermés à ce débat des chefs, parlent seulement de la lassitude des troupes.
Il est de fait que les généraux Cordonnier et Roques ont demandé à Poincaré de gracier vingt-trois soldats du 56 e régiment d’infanterie de Chalon-sur-Saône, condamnés à mort pour avoir abandonné une tranchée au bois d’Ailly. On affirme que, dans l’Est, un général français a reçu des balles sur sa voiture « qui n’étaient pas envoyées au hasard » et que le général Duval, dans les rangs des soldats, est traité d’assassin. Le mécontentement dans les tranchées s’accroît quand on peut lire dans la presse que le gouvernement veut faire rentrer dans les usines les soldats ouvriers : ceux-ci se croient des droits, et exigent leur départ immédiat des lignes. On précise très vite que les ouvriers rappelés resteront mobilisés, et qu’ils pourront être à tout moment renvoyés au front « s’ils travaillent insuffisamment ou font preuve d’indiscipline ». On débat au gouvernement pour savoir s’ils seront moins payés que les civils.
Le mécontentement grandit aussi dans la population, selon Viviani. Tant de morts n’ont abouti à aucun succès sérieux et la guerre se prolonge. L’attente du public a été constamment trompée par l’information officielle. On a promis la percée, qui n’est pas venue, la fin de la guerre pour la fin de l’été : il n’en est plus question. Les renseignements des communiqués plastronnent emphatiquement à la moindre avance, et sont démentis le lendemain. On a annoncé plusieurs fois la prise du Labyrinthe où les soldats se font encore tuer.
Comment demander à la population de prendre patience, alors qu’on s’ingénie à lui offrir de faux motifs d’espérance ? Même à Gallipoli, les deux divisions françaises oubliées du public ne parviennent pas à avancer. L’émotion du Sénat, qui filtre dans la presse, habitue le pays à penser que l’administration de la guerre fournit aux soldats des tubes de canons qui éclatent, de la poudre mouillée, des grenades si mal fabriquées qu’elles explosent dans les mains des combattants.
On ne peut avoir d’écho direct du front, puisque les permissions ne sont toujours pas autorisées. Millerand décide, le 1 er juillet seulement, d’accorder aux hommes des permissions de huit jours, transports non compris, à raison de trois ou quatre par groupe de cent et pour cause de moissons. Un groupe de députés préoccupés de la natalité française demande que ces permissions soient réservées aux hommes mariés. On peut redouter une crise du moral, non seulement au front, mais dans le pays tout entier.
*
La guerre peut repartir sur des bases nouvelles après la conférence de Calais du 8 juillet 1915, où Asquith et Balfour, avec lord Crewe et Kitchener, rencontrent Delcassé,
Weitere Kostenlose Bücher