Les Poilus (La France sacrifiée)
pertes considérables. Ils ont dû se replier sous le feu très violent des canons ennemis, « négligeant, confesse l’état-major, notre artillerie ». Le « bombardement intense et incessant » a rendu vaines les avancées meurtrières de l’infanterie française. De nouveau les jeunes classes et les régiments d’élite, Marocains, tirailleurs algériens, Légion étrangère, chasseurs, 20 e corps de Nancy, Bretons et Gascons, fantassins du Nord et de l’Ile-de-France, sont venus mourir en vagues successives dans la saignée de juin.
Depuis l’arrêt de l’offensive, les survivants s’organisent comme ils peuvent sur un champ de bataille bouleversé. Les pertes avouées sont lourdes : du 6 mai au 18 juin, 1 894 officiers et 84 288 soldats, tués, blessés ou disparus. Le ravitaillement est irrégulier en première ligne, les vivres manquent. Les réserves de munitions et de grenades ont été épuisées. On se garde des tirs incessants de l’artillerie ennemie avec des moyens de fortune, en reliant les trous d’obus pour reconstituer des lignes.
Les cadres ont beaucoup souffert des attaques. Un sergent-tailleur a été nommé sous-lieutenant au 9 e corps et les promotions de ce genre sont nombreuses. Les officiers improvisés ne connaissent pas leurs hommes, arrivés peu avant l’offensive, souvent sans formation sérieuse. Certains ne savaient pas se servir du Lebel. Très vite épuisés par l’offensive, ils accusaient un moral bas et tombaient fréquemment malades. On redoutait à l’état-major des « simulations de maladie ». Quant aux soldats des corps d’élite, ils avaient perdu plus de la moitié des leurs, et les survivants étaient épuisés. L’offensive avait cassé la force de frappe de l’armée française, pour un gain maximum de quatre kilomètres de positions intenables.
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Pas un mot des responsables politiques pour condamner ces attaques, exiger la cessation des offensives. Poincaré attribue l’échec de Pétain, dont l’attaque avait été « brillante », à la montée trop tardive des réserves, laissées à douze kilomètres en arrière. Pas un mot pour obliger Millerand à se débarrasser du général Baquet, responsable des fabrications d’artillerie. Quand le socialiste Albert Thomas lui succède, avec le titre de sous-secrétaire d’État et flanqué de deux adjoints militaires, il daigne ne plus redouter « qu’il n’ait pas la compétence technique nécessaire ». Le gouvernement hésite sur la conduite à tenir à l’égard de Joffre. Les officiers supérieurs, Foch pour le Nord, Dubail pour l’Est et Castelnau pour le Centre, lui reprochent de leur enlever toute initiative et de mal dominer son état-major pléthorique, trop loin de la troupe. « Il faut que le général en chef change de méthode, écrit Margaine, député radical de la Marne, qu’il ne s’isole pas de plus en plus. S’il n’accepte pas, il n’y a qu’à le laisser partir. Personne maintenant ne le regrettera. »
La Chambre est accablée par les nouvelles du front. Charles Humbert, sénateur de la Meuse, plus tard accusé de diriger un journal payé par les fonds secrets allemands, affirme qu’on chante L’Internationale dans certains corps. L’armée refuse l’accès de la commission sénatoriale au service sanitaire de Nœux-les-Mines ou d’Aubigny, particulièrement chargés en blessés. On commence à exiger un contrôle parlementaire, des députés en mission, comme en 1793. Le député-soldat Bokanowski exige un comité secret pour interroger Millerand sur la gestion de la guerre.
Joffre ne répond à aucune critique sur les opérations militaires, mais affirme simplement qu’on ne lui donne pas les moyens de « conduire la guerre » en établissant avec les Alliés une synchronisation des opérations. Les Anglais ne s’intéressent qu’à l’Orient, les Italiens tardent à s’engager sur un front, les Russes sont en débandade, le corps expéditionnaire des Dardanelles s’enterre dans des tranchées, comme sur l’Aisne. La négociation d’un commandement unique appartient aux politiques. Qu’attendent-ils ? Pour sa part, tirant à sa manière les leçons de l’échec, il prépare une troisième offensive générale pour le 25 septembre sur deux fronts, Artois et Champagne, avec la participation entière de l’armée britannique : six corps français et quatre anglais pour l’Artois, dix corps français pour la Champagne avec près de
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