Les Poilus (La France sacrifiée)
victoire. Les officiers promettent, mais sans réussir à persuader leurs hommes, que l’année 1916 verra la fin de la guerre.
Le bruit court en novembre « que l’Allemagne demanderait une paix honorable ». Coudray, dans les Vosges, entend le même son de cloche. Gérard B., un soldat du Midi, écrit à ses parents : « Il paraît que les Allemands commencent à parler de traité de paix. Tous les prisonniers de guerre ne sont que des hommes de seize-dix-huit ans, ils ne peuvent continuer, paraît-il [62] . »
Un autre soldat raconte : « Contrairement à ce que nous ont dit les journaux, les Boches ont de tout en quantité, on a trouvé dans les tranchées prises des cigares, des seaux de dix kilos de confiture. » Les journaux assurent en effet que l’Allemagne est à bout. Mais qui croit à ce « canard » ?
À Albi, une famille, les Carayon, a eu son troisième fils tué au front. Magne, un ami d’Émile, vient de mourir à Somme-Suippes des gaz asphyxiants. Les hommes se cotisent pour qu’il ait un enterrement décent et une messe dite par le curé de Valmy. Ils s’arrangent entre eux de leurs malheurs. Les fantassins tombent tous les jours dans la guerre de position et personne ne croit plus à la fin de la guerre pour Noël. « Nous ne croyons pas un mot de ce que nous racontent les journaux, dit Émile. Il nous semble à tous que c’est notre métier et que nous sommes ici pour toujours. »
Même scepticisme chez le soldat René. On lui a parlé aussi d’une offre de paix des Allemands. Il ne veut pas y croire. « Il faut aller jusqu’au bout », dit-il. Il ne peut s’empêcher de regretter les années 1900, les longues et bienheureuses années de paix. « Si nous avons eu en 1871, grâce aux inventions, une période de grande prospérité, après la guerre ce sera la purée partout […] Pourquoi se bat-on ? Peu sauraient le dire ». La guerre est interminable : « Seule une révolution pourrait la faire cesser, mais il ne faut pas y compter. »
Comme tant d’autres, René entend parler le 28 septembre d’une victoire en Champagne : trois corps d’armée allemands seraient anéantis et trois divisions françaises auraient percé les lignes. « Si cette opération a pour but de nous éviter quelques mois d’hiver, c’est un beau résultat. Autrement, il est inutile d’avoir sacrifié tant de monde. » Quand l’échec est flagrant, c’est le découragement et la résignation : « Les Boches sont toujours en France et en Belgique et ils y seront dans dix ans. Je ne vois plus aucune possibilité de finir la guerre. » Il peste d’avoir reçu depuis trois mois plusieurs modèles différents de masques contre les gaz. « Chaque quinze jours, on trouve un nouveau modèle. » Ils ne sont jamais assez efficaces.
L’hiver de 1915-1916 est froid, tout enneigé. Emmitouflé dans son tricot et son chandail de laine, la tête protégée par un passe-montagne contre le vent du nord, l’artilleur d’Albi ne songe qu’à survivre, dans la chaleur de la camaraderie du front. Sa femme lui reproche d’être moins affectueux dans ses lettres.
« Ne me parle pas ainsi, lui dit-il, tu me fais de la peine. Jamais je n’ai cessé de t’aimer, autant et plus qu’au premier jour. Que dirais-tu si je restais comme certains huit ou quinze jours sans écrire ? »
Il n’a qu’une idée, écrit-il au terme de sa longue lettre, « c’est la fin , mon retour définitif, mon chez-moi tranquille, vivre de mon labeur ».
Les chevaux ont de la boue jusqu’au ventre quand l’escadron remonte du côté de Perthes, vers le 10 décembre. Les changements de secteur inquiètent le poilu. Un nouveau coup de chien est-il programmé ? Le 29 décembre, Émile est rassuré : « Nous ne reprendrons notre activité sur le front qu’en février », écrit-il. Il est alors en Champagne, au milieu du vignoble.
Honoré Coudray marche en direction des Vosges, traversant le pays de Bresse, « où l’on tisse tant de toiles et où les lits n’ont pas de draps ». Pour la nouvelle année, il ne croit pas à la fin du conflit : « On aura beau être allié avec Pierre et Paul, dit-il, chacun commandant de son côté, cette absence d’unité de vues doit influer sur l’efficacité de l’action. » Il demande aux chefs d’être économes du sang des soldats : « Certes, vous n’êtes pas responsables de la guerre, mais puisque entre vos mains est placée la
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