Les Poilus (La France sacrifiée)
hisser, tout seul, un camarade sur une voiture. L’expérience du feu peut encore créer ces liens de fraternité qui manquent aux bleus. Auront-ils le temps de les acquérir ?
On les irrite très souvent au repos par des exercices inutiles. Les chefs de section les contraignent à faire le salut pendant une heure, pour les punir de ne plus saluer. « Je me demande, dit le feldwebel, comment je m’y prendrai pour leur apprendre les marques extérieures du respect sans que cela paraisse d’une ironie sanglante. » Ils font exprès de saluer d’une manière incorrecte, pour manifester leur haine au commandant de compagnie. Si fort encore en 1914, l’esprit prussien se perd. La guerre est passée par là.
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Pas plus que leurs adversaires, les poilus ne se préoccupent des offres de paix ni de la conduite générale de la guerre, parce qu’il est inutile d’en parler, même avec les officiers, aussi ignorants et résignés que la troupe.
La chute du gouvernement Ribot, son remplacement par celui de Clemenceau le 16 novembre 1917 réveillent-ils les espoirs de solution politique ? Le hussard lyonnais Coudray trouve étonnant qu’en pleine guerre les gouvernements tombent et que le président consulte tranquillement les formations politiques. « Il ne devrait y avoir qu’une route et qu’un objectif. » Clemenceau est chargé de « rassembler les morceaux ». Il aura du mal à faire juger « les canailles en smoking », les « Bobo-Pacha ». Le brancardier du 220 e régiment René n’est pas enchanté : « Le gouvernement dit, en somme, que ceux qui sont au front n’ont qu’à se faire tuer pour que tout aille bien. » Il brocarde le ministre des Affaires étrangères Pichon qui « invite l’Allemagne à nous faire directement des propositions de paix. Encore un qui ne sait plus ce qu’il dit ».
Les survivants d’août 1914 grognent ou se taisent, les jeunes n’attendent rien des politiques et s’installent dans la guerre, aux côtés des anciens, au jour le jour, sans trop maugréer. Louis Masgelier le Creusois coupe un stère de bois par jour au 338 e régiment de Magnac-Laval sous les ordres d’un caporal bachelier, Rabès, ancien du lycée de Tulle, trop jeune pour se faire respecter des vieux briscards [93] . Bientôt les normaliens de Corrèze ou de Creuse se retrouvent aux cours des élèves caporaux, sous la férule d’un instituteur comme eux, originaire du Pas-de-Calais et promu lieutenant au front. Louis devient spécialiste du fusil-mitrailleur, une arme nouvelle dont il ne connaît pas encore les défauts. Un colonel vient assister à un exercice d’attaque de tranchée, et s’autorise à critiquer devant ces bleus la mauvaise coordination des armes.
Jour et nuit, les jeunes fantassins sont occupés. Impossible de s’abstraire du service très dur. On part la nuit pour creuser des tranchées, pour aménager des souterrains, dans la froidure d’octobre. Les soldats, sur les bords de l’Oise, sont peu à peu aguerris. On les rapproche du front.
Ils y sont en décembre. Pour creuser des abris dans l’argile bleue, la pelle est impuissante, Louis doit y mettre les mains. On pose de nuit des barbelés dans la neige. Les poilus bougonnent. L’un d’eux, appelé le Vieux parce qu’il a plus de trente ans, ou encore « le Gaulois » en raison de sa forte moustache, impressionne les bleus par son calme et sa stature. « Sa tenue ressemble au visage. De cravate, jamais, mais un cou bronzé et trop long […] des jambes […] à la Don Quichotte, le pantalon serré par des bandes molletières […] qui atteignent à peine la cheville. » Joyeux, étourdi et ivrogne, « il ne voit dans la guerre qu’un supplice corporel, que fatigues physiques ». Il ne faut pas lui parler « d’idéal, de patrie, de paix juste ». Il se tient à sa place, bien décidé à survivre.
À Quessy, dans l’Aisne, les Anglais viennent relever les poilus. Pas la moindre rancœur chez les Creusois à l’égard des Alliés, bien au contraire. Mais il est impossible d’échanger la moindre parole. « Nous n’avons que le geste pour communiquer », dit Louis. Il a envie de leur montrer de la sympathie, mais les tommies sont épuisés, « le visage rouge, les yeux lassés ». Ils passent pour braves, tenaces, solides et sérieux. Des alliés inestimables.
Sur toutes les lignes françaises, on se prépare à se défendre. Aucune parallèle d’offensive, pas d’emplacement de
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