Les Poilus (La France sacrifiée)
expédiée par rail, et dont la mise en place sera plus lente.
Calcul juste de Ludendorff : les Français montent au casse-pipe, dans les pires conditions, pour aider leurs alliés en difficulté. La défaite de Gough met à l’épreuve le moral de l’alliance. Déjà le bruit court chez les poilus que les Anglais se sont rendus par milliers, qu’ils ont abandonné leur artillerie, que le maréchal Haig ne pense qu’à se retirer sur les ports. L’attaque du 21 mars 1918, d’entrée de jeu, met l’alliance en question et place l’armée française dans les plus mauvaises conditions de combat.
« C’est angoissant ! » dit Henri Colin, commandant l’infanterie de la 62 e division. « Personnellement j’ai vu en 1914 ce que c’était que d’être ainsi lancé dans la bataille pour boucher les trous et colmater le front. »
*
Cette division, commandée par le général Margot, est très vite mise en alerte pour une seule raison : elle est disponible et prête à être enlevée immédiatement. Elle doit attaquer avec cinq autres unités pour venir au secours des Anglais et les empêcher de retraiter vers les ports.
Le colonel Henri Colin a rendu visite à ses fantassins. Il a une tendresse particulière pour les bleuets de 18, ceux qui sortent de l’instruction et n’ont pas encore connu le feu. Ils sont nombreux au 279 e régiment, formé à Neufchâteau en 1914, mais reformé depuis à Decize, dans la Nièvre. Les jeunes de la Creuse et de la Corrèze, dont Louis Masgelier, campent près de Taverny au 338 e de Magnac-Laval. Ceux d’Angoulême sont en cantonnement autour de Soisy.
Les hommes ont changé sans cesse de secteur en quelques semaines, comme si l’on voulait leur apprendre à parcourir de longues étapes à pied. Ceux du 338 e ont ainsi marché, sac au dos, pendant neuf jours avant de s’installer autour de Taverny. Louis Masgelier, cycliste au bureau du colonel, est heureux d’avoir échappé à la corvée. Mais sa satisfaction est de courte durée. Le régiment, après avoir paradé devant le général Margot, a été enlevé en chemin de fer dès le 18 mars en direction de Fismes. Les soldats débarquaient à Bazoches, pour cantonner à Pars, dans l’Aisne, près de Soissons. La division devait monter en secteur au Chemin des Dames. Le 21 mars, Henri Colin rejoignait son corps en automobile, par une belle matinée de printemps.
Il entend soudain dans le lointain « un roulement violent et ininterrompu ». Est-ce l’offensive allemande ? D’où vient le tonnerre ? Nul ne peut répondre. Colin se rend à l’état-major de Compiègne, pour se renseigner. On lui dit que Byng a reculé un peu, et Gough beaucoup. « On commence à envisager au GQG qu’il faudra aller au secours des Anglais. » La troupe en est informée plus tard, le 24 mars, quand elle est déjà « enlevée » en direction de Ham. Réaction des poilus ? « La bravoure britannique n’a rien pu faire », commente Masgelier.
Pas d’ordre reçu à la division, le 21 mars au soir. « Tout est calme » dans le QG du Soissonnais. Le 22 mars, il est encore question de monter en secteur au Chemin des Dames, comme si rien ne s’était passé. Mais à l’heure du café, on apprend que la relève est suspendue. Il n’est toujours pas temps de monter au front. Au 35 e CA dont dépend la 62 e division, on explique à Colin que son unité reste en réserve. À 18 h 30 seulement le général Margot annonce à ses officiers que les Anglais se sont repliés sur leur deuxième position et que la 62 e sera enlevée en auto le 23 à 6 heures.
23 mars. 8 h 30. Les officiers en automobiles de tourisme précèdent la troupe jusqu’à Vic-sur-Aisne selon un itinéraire fléché. Mais soudainement la signalisation fait défaut. Henri Colin se précipite au GQG de Compiègne, pour demander des ordres précis. Il apprend que le front anglais vient de céder, et que les Allemands sont à Ham, croit-on.
Après un déjeuner prolongé par les alertes aériennes à l’hôtel de la Cloche avec le général Margot, Colin repart en voiture, bientôt arrêté par un passage à niveau sur la grand-route de Noyon. Il faut bien laisser passer les cinq divisions de renfort et tâcher de retrouver la 62 e que l’on a perdue. La route est encombrée de civils fuyant la bataille, des voitures chargées de meubles, des vieillards et des nourrissons : deuxième exode des gens de l’Artois, de Picardie et du Soissonnais.
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