Les Poilus (La France sacrifiée)
les Balkans, avec le souci désormais périmé de soutenir les Serbes, alliés des Russes. Il n’y avait plus ni Serbie ni Russie. En Orient, Clemenceau n’avait pu envoyer en renfort à Allenby qu’une poignée d’hommes commandée par le colonel de Piépape dans le but de rappeler aux Alliés, par la présence du drapeau, qu’ils avaient conclu en 1916 avec la France les accords Sykes-Picot de partage impérialiste de l’Orient ottoman. La France pouvait espérer un protectorat sur la Syrie et le Liban, mais non les pétroles du Moyen-Orient.
Il fallait être buté comme un maréchal britannique, pensait le Premier ministre Lloyd George, pour estimer que l’avenir de l’Angleterre se jouait dans la boue de Picardie. Il avait essayé de se débarrasser de l’obstiné tandem Haig-Robertson, qui engloutissait les divisions anglaises, en pure perte, dans les offensives du front français. Le chef de l’état-major impérial avait été remplacé, mais sir Douglas Haig était le protégé du roi et Lloyd George ne pouvait lui faire mordre la poussière.
Il pestait contre Haig, toujours affamé de divisions nouvelles. Les services de renseignements avaient informé les états-majors, en janvier 1918, que Ludendorff avait retiré des troupes d’Italie et 23 divisions de Russie. L’attaque se préparait fébrilement à l’ouest. Pétain estimait les réserves de l’adversaire à 75 divisions et 900 batteries lourdes pour le moins. C’est le moment qu’avait choisi Lloyd George pour présenter au Conseil supérieur de guerre, le 31 janvier 1918, la « note 12 » demandant un « renforcement commun des troupes de Palestine » pour une « offensive contre l’Empire ottoman ».
« Nous ne pouvons pas aller chercher la victoire sur l’Euphrate », avait répondu Clemenceau.
« Clemenceau voulait-il sérieusement, ironisait Lloyd George, que les Anglais abandonnent Jérusalem, Bagdad et Salonique pour conserver à tout prix les quelques petites unités à prélever sur le front de l’Ouest ? »
Il était décidément convaincu que le théâtre européen n’avait pas une importance cruciale. Il n’était pas le seul de cet avis à Londres. Au plus fort de l’offensive allemande, lord Milner [98] , secrétaire à la Guerre, écrirait au Premier ministre :
« Nous devons nous préparer à l’éventualité d’un agenouillement simultané de la France et de l’Italie. Dans ce cas le bloc germano-austro-bulgare sera maître de toute l’Europe et de l’Asie du Nord et du Centre, à moins que le Japon ne se dresse pour leur barrer la route. »
Il n’est pas question, pour lord Milner, d’abandonner le combat si la France est envahie et le corps britannique rejeté à la mer. Les intérêts vitaux de la Grande-Bretagne ne sont pas à Calais, mais au Caire, à Aden et à Singapour. Tout dépend de la capacité de résistance des « peuples libres de la mer », les États-Unis et le Japon, les Dominions, l’Inde.
« Tout cela, ajoute-t-il, dépend de ce que l’Amérique fera. N’est-ce pas le moment de la sonder, pour savoir ce qu’elle fera en cas d’effondrement de la campagne continentale contre l’Allemagne ? »
Wilson acceptera-t-il de traiter, pour dresser un rempart antibolcheviste ? Ou voudra-t-il terminer rapidement l’affaire avec l’Allemagne, en la privant de ses alliés orientaux, la Turquie et la Bulgarie, comme le souhaitait en janvier Lloyd George ?
*
Ludendorff est convaincu que la victoire obtenue rapidement à l’ouest par une attaque de masse dissuadera l’Amérique de poursuivre. Il se donne six mois pour réussir, sur la base d’un plan d’opération établi par les chefs d’état-major des groupes d’armées des Kronprinz de Prusse et de Bavière.
La décision définitive est prise au Conseil de la couronne, le 2 janvier 1918. Guillaume II a enregistré ce jour-là la satisfaction des membres du Comité de guerre des industries allemandes. Ni Hugo Stinnes, ni Alfred Hugenberg, les magnats de la Ruhr, ni le ministre Helfferich, ancien directeur de la Deutsche Bank, n’ont le moindre doute sur l’issue de l’offensive, pas plus que Gustav Stresemann, ardent partisan d’une paix de conquête, à la tête du parti national-libéral. La fatigue de l’armée et l’épuisement du pays les incitent à rechercher une décision rapide, qui donne un sens à l’entrée en guerre.
« Par votre victoire, écrit alors le chancelier à Hindenburg,
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