Les Poilus (La France sacrifiée)
penchée, nous marchons », dit Louis Masgelier. Il ne peut pas savoir que sa division est désormais seule en ligne et pratiquement sans soutien. Ses pensées ne sont pas tristes, « seulement sérieuses ». Il en est à son premier combat. « Je pense, dit-il, à tous les miens, à ma vie passée, à ce que pourrait être demain. J’envisage les risques de demain et, froidement, je me résigne. Advienne que pourra. » « Mektoub, on verra bien ! », dit Colin, son colonel, à un vieux colonial.
Les Allemands, poursuivant avec méthode leur vaste manœuvre d’enveloppement de la V e armée anglaise, attaquent sur Ercheu, tenu par les Morvandiaux du 279 e . Colin voudrait constituer une ligne de résistance avec ses régiments qu’« il connaît à peine et qui ne le connaissent pas », des bleus pour la plupart.
Aucune tranchée n’existe, et le canon allemand est violent. La guerre de mouvement a repris, comme en 1914, avec des armes beaucoup plus meurtrières, mais sans guère plus de moyens de reconnaissance et de liaison. Colin ne reçoit aucune nouvelle des Anglais, ignore les mouvements de la division à sa droite, et n’a aucune information sur l’importance et la direction de l’attaque allemande. Il faut, dit-il, « se débrouiller, avoir du sang-froid et de l’initiative ».
Pendant trois jours, du 25 au 27 mars, les régiments de Colin doivent en effet survivre sans avoir reçu aucun renfort. Von Hutier a décidé de foncer vers le sud, vers Guiscard où les éléments avancés ont déjà pénétré. Le bataillon du caporal Masgelier est en réserve. Le Creusois a passé la nuit « à la lisière d’un bois, couché sur la terre humide », et la journée dans des abris recouverts de branchages, entendant tonner cinquante pièces anglaises dans la plaine. « Les détonateurs nous assourdissent, dit le bleuet, les sifflements nous font frissonner. »
Vers midi, il prend position dans une ferme détruite, sous un soleil accablant. Des blessés du 307 e sont évacués. Ils ont été atteints par des obus de 155 français. Masgelier voit enfin de près les Feldgrau qui attaquent le bois. « Ce sont eux, ce sont les Boches, et presque derrière nous ! Un demi-tour, et nous tirons dans le groupe qui débouche sur la route […] Ils sont là, à vingt mètres […] Une minute terrible dont je n’ai pas un souvenir très exact. » L’aspirant Gomeret est tout près de lui. « Il faut tenir ici ! » crie-t-il. Jeandaine et son FM, Combeau, le sergent Simon étaient là aussi. « Nous tirons comme des fous, sans viser, dans le tas. Jeandaine, debout, leur passe trois chargeurs de FM en un clin d’œil. Je crie : bravo, Jeandaine !… et autre chose peut-être [100] . »
Jeandaine est tué, Combeau blessé au ventre, Simon touché au poignet demande en hurlant une ligature. « Je ne me souviens plus, dit Louis, dont c’est le baptême du feu. J’ai couru, je suis tombé dans les ronces, essoufflé, sans force. » À côté de lui les mitrailleurs « fauchaient la plaine ». Le capitaine portait lui-même, avec son lieutenant, les caisses de bandes. « Je me remets un peu. J’étais fou tout à l’heure. J’avais perdu mon sang-froid […] et pour remonter, c’est dur. » Il tombe sur Lagrange et se souvient parfaitement de la poignée de main qu’ils ont échangée à ce moment-là : des survivants.
Un sergent lui fait signe de rallier l’arrière du bois. Il le suit. Il faut mener une contre-attaque dans la vallée, à la baïonnette, comme en 1914. Les poilus hurlent pour se donner du courage et tirent en courant. Les officiers sont en tête. On entend les cris des blessés. Pour se protéger des mitrailleuses, les hommes plongent, cherchent en vain des abris. Beaucoup ne se relèvent pas.
Quand le bataillon rentre sur Beaulieu et Ecuvilly, les compagnies comptent leurs morts. « Impression profonde sur moi-même, note Louis, faite de craintes, d’horreurs, de dégoût pour cette guerre horrible. » Mais en même temps admiration pour le courage des chefs tombés les premiers. « J’ai pu voir ce dont j’étais capable et je suis heureux de constater comment, après l’énervement de la première minute, je sus reprendre quelque empire sur moi-même. »
Le futur caporal instituteur s’excuserait presque de son moment de faiblesse. Il se serre près du sergent qui commande désormais la compagnie, tous les gradés étant morts. Il n’a pas un
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