Les Poilus (La France sacrifiée)
compétents pour commander les unités de réserve. Les « périodes » accomplies par les lieutenants ou capitaines sortis du rang après leur temps de service ne permettent pas de les initier efficacement aux conditions du combat. Beaucoup les ont négligées. « Les officiers [français] sont pour la plupart zélés dans le service, dit un rapport de Moltke II, le généralissime allemand, le 12 octobre 1912, modestes et désireux de se perfectionner […] Le corps des officiers n’est pas homogène dans son recrutement, mais il faut admettre qu’en cas de guerre les oppositions sociales, politiques et religieuses disparaîtront. » Ils n’ont pas en effet l’homogénéité du corps des junkers prussiens, qui fournit à un grand nombre de postes supérieurs de l’armée allemande. Mais ils ont d’autres solidarités sociales et une tradition politique républicaine d’amalgame de toutes les tendances, pourvu que soit respectée la règle absolue de la compétence. Ils se feront bravement tuer au front, ou casser pour incapacité. Au 275 e d’infanterie, le lieutenant-colonel commandant le régiment perdra son commandement dès décembre 1914. Ses deux commandants seront l’un blessé, l’autre gravement malade. Les capitaines comme les lieutenants seront presque tous tués ou blessés. L’amalgame et la redistribution des responsabilités se feront plus tard, au feu.
Gambetta nommait à la tête de l’état-major un général de Miribel, catholique et probablement monarchiste. Plus tard, un Le Mouton de Boisdeffre occuperait le même poste. Joffre, qui passait pour penser à gauche, placerait à la tête des armées des généraux aussi opposés que Castelnau, sorti de la « jésuitière », et Lanrezac, le républicain. L’affaire Dreyfus n’est pas oubliée dans l’armée, mais elle est éteinte, de même que l’affaire des fiches du général André. Nul ne veut rouvrir les plaies politiques à propos des nominations des officiers supérieurs au front. L’étude des plans d’intervention en cas de guerre doit se poursuivre. Le ralliement autour du drapeau est de rigueur.
Les exigences du moment imposent une homogénéité au commandement, dans la mesure où il n’est pas dans les habitudes d’une armée ayant vécu un demi-siècle de paix de nommer des colonels abruptement généraux, en bousculant la liste du tableau d’avancement. Il est plus expédient de rappeler des retraités au service. Les généraux d’armée, de corps d’armée et même de division sont de la même tranche d’âge. Pas un de moins de soixante ans parmi eux. Joffre a dû résoudre le problème du recrutement des chefs d’unité. Il en manquait : on ne comptait dans l’annuaire que 122 généraux de division alors qu’il en fallait 165 pour encadrer les trois millions et demi de Français qui revêtaient l’uniforme.
On a dû faire flèche de tout bois et engager des anciens à peine capables de monter encore à cheval : le vieux général Brugère avait 73 ans, Bailloud 68, Maunoury 67. On maintiendrait de nombreux colonels au service, comme Fayolle, 62 ans. Le colonel Pétain, à 58 ans, quitterait très vite son régiment pour recevoir le commandement d’une brigade. Sans la guerre, il n’aurait jamais reçu ses deux étoiles. Trop mal vu à l’état-major pour ses positions prises contre la doctrine de l’offensive, chère à Foch, un des théoriciens respectés de l’École de guerre. On rappelle tous les officiers valides, et d’abord ceux qui ont demandé un congé sans solde, comme Ligonnès, du régiment de Romans : un capitaine de 49 ans.
« Le haut commandement, poursuit le rapport allemand de von Moltke, ainsi qu’on le concède même en France, n’est pas instruit suffisamment pour la grande guerre. » La plupart des chefs sont des anciens de la guerre de 1870. Ils sont incapables de concevoir une guerre moderne. Joffre a mis à la tête des armées des généraux dont il devra se débarrasser rapidement pour incompétence. Pour reprendre l’Alsace, il a rappelé de la retraite le général Pau, 66 ans, qui avait perdu un avant-bras en 1870. C’est le seul général connu du public. Il sera très vite rendu à l’arrière. À la tête de la II e armée, un saint-cyrien, Édouard de Curières de Castelnau, gentilhomme aveyronnais, ancien combattant de 1870 et longtemps colonel du 37 e d’infanterie à Troyes, semble d’une meilleure trempe. Trois de ses six garçons
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