Les Poilus (La France sacrifiée)
sont aux armées et c’est un patriote tenace. Mais il a 63 ans. Ruffey, le Lorientais de Langle de Cary, à la tête des III e et IV e armées, sont aussi des sexagénaires. Quant au général Lanrezac, le seul professeur de l’École de guerre retenu par Joffre, qui se défie des intellectuels, à la tête d’une armée (la V e ), il passe pour être d’esprit moderne, mais il ne s’entend pas avec le généralissime et l’accable de réclamations. Ce contestataire de marque va gaillardement sur ses 63 ans. Il est loin, le temps des jeunes brigadiers de la Révolution. Entre un jeune engagé et ces généraux blanchis sous le harnais, la distance est immense.
À voir de près, au détour d’une revue, les gens qui les commandent, les hommes s’inquiètent parfois. Ils s’étonnent, aux premières marches, de découvrir des chefs qui semblent sortir du musée des uniformes. Le caporal Delabeye, du 140 e d’infanterie de Grenoble, engagé volontaire malgré sa myopie, admire, certes, Dubail, qui commande la I re armée. Mais il découvre dans son lorgnon le général Baquet, qui commande la brigade. « Avec sa tunique noire et ses culottes rouges, dit-il, c’est un survivant de Solferino et de Saint-Privat. » Quant au « vieux colonel […] il a les épaules affaissées, le visage pâle ».
Les officiers supérieurs ne se montrent qu’au départ en campagne, montés sur leurs chevaux, attribut visible de leur pouvoir. Au recrutement, on leur demande de sauter en selle, pour voir s’ils tiennent encore droit. Il importe qu’un général donne l’exemple du maintien et du sang-froid, pour rassurer la troupe aux nerfs toujours fragiles.
On n’a guère vu les hauts gradés pendant la mobilisation. Prenaient-ils le même train que leurs hommes ? Ils voyageaient, hiérarchie oblige, dans les rames à wagons de voyageurs avec leurs états-majors, dans les compartiments de première classe : les sous-officiers seuls partageaient la paille des wagons à bestiaux avec la troupe. Rien qui pût choquer les réservistes : ils étaient habitués par le service militaire au respect visible de la hiérarchie, au salut des officiers. Ils savaient qu’ils prenaient leurs repas dans des lieux spéciaux, les mess, et qu’ils avaient en ville droit aux prostituées les plus avenantes et les plus propres. Ils étaient tous décorés de la Légion d’honneur, rarement attribuée même à un sous-officier de carrière. Pour distinguer la bravoure des hommes, on avait créé la médaille militaire. Ils n’en avaient pas l’exclusivité. Les chefs pouvaient aussi, avec parcimonie il est vrai, la recevoir pour fait d’armes : le petit ruban jaune et vert leur permettait de se distinguer entre eux. S’ils excluaient les hommes de leur légion rouge, ils se réservaient de partager avec la troupe, dans certaines circonstances reconnues valables, le prestige de la médaille du troupier.
Comme en Allemagne, une caste militaire se succédait dans les commandements, issue de la noblesse, ou des familles traditionnelles, souvent provinciales. Un capitaine Paul Détrie est inscrit en 1914, à 43 ans, au tableau pour devenir chef de bataillon. Il est le fils d’un général commandant la division d’Oran, qui s’est jadis couvert de gloire au Mexique à la tête du 2 e zouaves. Paul, reçu à Saint-Cyr en 1893 dans la promotion Jeanne-d’Arc, a servi quatre ans dans la Légion avant d’être affecté au 117 e régiment d’infanterie du Mans. Il épouse la fille du colonel Boucher, dont l’épouse était la filleule de son père. Son frère Henri est à 47 ans le plus jeune colonel de l’armée. Il commande le 20 e de Montauban. À la déclaration de guerre, le colonel Boucher, beau-père de Paul Détrie, reprend du service à l’âge de 67 ans. Il est nommé général à la tête d’une division de la territoriale. Maurice Boucher, le beau-frère de Paul et merle blanc de la famille, normalien, agrégé d’allemand, professeur au lycée du Mans et lieutenant de réserve, reprendra du service dans le 317 e pour ne pas déroger.
On trouve dans les villes de province de nombreux exemples de ces dynasties militaires. La noblesse gasconne est toujours à la tête des escadrons de cavalerie. Quand défile à Montauban le 10 e dragons, on reconnaît le martial cavalier Marcelier de Gaujac ou Taillefer de Laportalière. À Paris, le 2 e cuirassiers est commandé par le colonel d’illustre famille militaire
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