Les Poilus (La France sacrifiée)
d’identification avec un numéro de matricule.
Le lieutenant-colonel Serret, attaché militaire français à Berlin, présent aux manœuvres allemandes de 1914, avait été interrogé par le Kaiser sur l’étrangeté des pantalons et des casquettes rouges dont était dotée l’infanterie française. L’officier ne pouvait répondre que le drap de l’armée teint en bleu et en garance alimentait les puissantes industries textiles du Midi, et que les responsables des commandes de l’état-major n’avaient jamais imaginé le renouvellement de ce désastreux équipage. Quand les pantalons des partants n’étaient pas rouges, c’est simplement qu’on en manquait. Les cuirassiers du 2 e régiment prenaient le train avec leurs montures à la gare des Batignolles. Un wagon spécial était réservé à leurs cuirasses étincelantes, qui les suivraient au front sur des voiturettes, pour l’heure de la charge. L’armée ne s’était pas encore débarrassée de ses archaïsmes. À peine les dragons de Versailles, armés de lances en bambou mâle du Tonkin, avaient-ils recouvert leurs casques brillants de housses kaki.
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Dûment complétés, les régiments prêts au départ étaient passés en revue par leurs officiers. Ils étaient quelquefois partis avant la mobilisation générale, comme le 26 e de Nancy dont la musique jouait à La Popinière le 30 juillet, à la tombée du jour. À 23 h 30 les officiers avaient reçu à leur domicile les ordres de départ dans la nuit. Ils montaient vers la frontière, pour garder les issues. Les Nancéiens ne s’étaient pas couchés cette nuit-là. Ils acclamaient, nombreux, à 1 h 30 du matin, les fantassins précédés par un peloton du 5 e hussards passant sous la porte Sainte-Catherine, en direction de l’Allemagne.
Même s’ils provenaient des villages lointains, les pantalons rouges étaient partout considérés, dans les centres de recrutement des régiments, comme les enfants du pays. Le 6 e hussards avait toujours défilé dans Marseille et les Chamborand de l’illustre 2 e régiment à Reims. On n’imaginait pas Lyon sans ses cuirassiers, ni Pontivy sans ses chasseurs. L’armée avait une telle implantation en province que le départ du régiment pour la guerre était un événement.
Dans l’esprit des chefs, le défilé du départ devait élever le moral des populations. La parade de la troupe en marche, dotée de tous ses armements, des voitures de mitrailleuses, d’approvisionnements, des roulantes, des fourragères, des ambulances, des pièces d’artillerie, colonel en tête, clique au complet, tambours battant la marche lorraine, était un spectacle patriotique généralement suivi de retraites aux flambeaux dans les années qui précédaient la guerre. Cette fois les soldats marchaient gravement, pesamment sous les vivats discrets du public.
À Montluçon, le colonel Trabuco fait défiler de la caserne à la gare du PO Midi ses trois mille hommes et 183 chevaux, traversant ainsi une ville industrielle dotée, l’une des premières, d’une municipalité socialiste. Trois trains les attendent pour les conduire au point de concentration. L’idole des Montluçonnais n’est pas Poincaré, mais Jaurès, l’ami de Marx Dormoy, l’élu de la cité. Il n’empêche, le 121 e est acclamé. Combien de ces hommes reviendront vivants ? La même scène se reproduit dans toutes les villes de garnison. À Montauban, le colonel du 10 e de dragons présente leur étendard aux cavaliers, avant de défiler dans la ville. À Coulommiers, le régiment de réserve du lieutenant Péguy a un cortège d’accueil jusqu’à la gare.
Ces cérémonies sont organisées, bien préparées. Elles font déjà partie de la propagande de guerre. À l’évidence, la population civile a tenu à apporter son soutien, à la demande du commandement, à l’initiative des municipalités. Comment ne seraient-elles pas impliquées dans le départ en guerre, alors qu’elles ont toujours défendu leurs garnisons, comme un élément essentiel de la vie locale ?
Le recrutement, en août 1914, est toujours régional : le régiment est affecté en permanence à une préfecture ou sous-préfecture. En Bretagne, le 19 e d’infanterie est à Brest et le 41 e à Rennes et à Châteaulin, mais Saint-Malo, Guingamp, Lorient, Saint-Brieuc, Nantes ont aussi leur unité, comme Vannes et Quimper. La Vendée compte des lieux de mobilisation très nombreux, comme les départements du Midi.
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