Les Poilus (La France sacrifiée)
Halna du Fretay et le comte Tony de Vibraye fait partie des effectifs, entre autres blasonnés. Le comte Louis de Clermont-Tonnerre, démissionnaire de l’armée et maire de Bertangles en Picardie, abandonne son domaine pour rejoindre, à 43 ans, la brigade territoriale de Beauvais, avant de s’engager dans les zouaves, où il mènera le combat jusqu’à sa mort, sur le champ de bataille.
Cette caste n’est pas socialement dominante, mais protégée, elle considère toujours la servitude militaire comme un devoir. Cela justifie ses privilèges tacitement reconduits. Elle se préserve très souvent par les mariages et les réussites aux concours de Saint-Cyr et de Polytechnique, ouverts aux pauvres et aux méritants dans une faible mesure, que l’on ne peut guère réussir qu’en sortant d’une préparation d’un établissement libre, comme le célèbre collège de jésuites de la rue des Postes.
Un officier ne peut alors prendre femme qu’avec l’accord de son supérieur, à condition que la future épouse apporte une dot permettant de s’établir, de tenir une maison, et n’ait pas l’intention de travailler. Les héritiers des grandes familles peuvent être ruinés, mais ils doivent être à tout le moins vicomtes, comtes et marquis.
C’est le cas du lieutenant Bernard de Ligonnès, sorti dans un mauvais rang de Saint-Maixent, alors que son frère aîné était saint-cyrien. Il est nommé au régiment d’infanterie d’Avignon. Son mariage avec une jeune fille de la bourgeoisie est inespéré, il lui apporte l’aisance, la richesse foncière et la désinvolture du gentilhomme qui peut se passer d’être bien vu des officiers de garnison, sachant qu’il lui importe seulement d’être brave à la guerre.
La République a tout fait pour réserver les hauts postes de l’armée à l’élite la plus savante de la nation, dans un souci d’efficacité et dans la tradition de l’École polytechnique. Mais cette élite n’est pas seulement savante, elle recopie fidèlement la hiérarchie sociale. Certes la mobilisation générale a porté aux grades intermédiaires un grand nombre de petits-bourgeois, de professeurs, d’ingénieurs, de rentiers et de chefs de bureau, mais si l’armée de masse n’est pas commandée par une caste comme en Allemagne, elle n’a guère, pour ses officiers, de recrutement populaire.
Un tiers à peine des gradés sort des écoles de sous-officiers-élèves officiers. Ceux-là ont dû subir la formation la plus rude, la plus exigeante, car « Saint-Maixent est au sac ce que Saumur est à l’éperon ». Rien de trop difficile pour les quatre cents élèves qui doivent satisfaire aux épreuves physiques les plus décourageantes. Accéder au grade d’officier est, pour un « sous-off », un honneur qui doit se mériter durement. En dépit des progrès accomplis, la barrière tombe au grade de lieutenant, généralement inaccessible aux sortis du rang. Et c’est une barrière culturelle.
L’élite doit rester saint-cyrienne. Sans doute l’école est-elle ouverte à tous, mais pratiquement investie par les familles de militaires, ou de nobles retournant à l’armée. D’où son prestige dans la bourgeoisie. Comme le note Raoul Girardet, « avoir un fils à Saint-Cyr, marier sa fille à un officier constituent pour une famille […] l’objet déclaré des ambitions les plus hautes ». Si ardentes que soient les recommandations de Lyautey aux officiers, qui doivent se rapprocher de la troupe et jouer un « rôle social », Girardet constate que le fossé s’est encore accru, dans les années qui précèdent la guerre : malheureusement, « l’officier reste séparé [des hommes de troupe] par son comportement, son vocabulaire, ses modes habituels de penser et de sentir. Il appartient à un monde envers lequel ils n’ont pas obligatoirement d’hostilité, mais qui leur est et leur demeure étranger ». Lyautey était plus dur dans ses critiques : « J’ai rencontré un régiment, écrivait-il en 1893. Des colonels rudoyaient des capitaines, qui rudoyaient des lieutenants […] Elle n’existe donc nulle part, la belle armée de mes rêves, confiante, cordiale et gaie, battant spontanément d’un seul cœur. » Lyautey ne trouve sous la casquette des officiers que « les traditions, la morgue, la méfiance, le fonctionnarisme [15] ». Écœuré par cette armée sans idéal, le capitaine de Ligonnès, capitaine au 75 e d’infanterie de
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