Les Poilus (La France sacrifiée)
Castelnau a mis en batterie de vieilles pièces lourdes du système Rimailhos, aux côtés des 75, et ramassé, dans les colonnes des soldats perdus de la retraite, tous les artilleurs sans pièces disponibles pour les affecter à de nouvelles batteries. Dans la plaine au pied du Grand-Couronné, les Allemands souffrent. Le dragon Bertrand découvre en passant un cavalier toujours en selle, tué comme son cheval dans un entonnoir. Dans un autre, un fourgon est en miettes.
Ils attaquent, malgré leurs pertes, poussés par leurs officiers qui hurlent leurs ordres. Les Français n’ont plus à se faire tuer devant des positions préparées, les rôles sont inversés. C’est à l’adversaire de souffrir. On va découvrir enfin son visage. Les pantalons rouges sont confrontés à la suprême épreuve, la plus brutale et intraitable, celle du corps à corps.
Les premiers affrontements à Rozelieures, Einvaux, Clayeures sont « une tuerie sans nom ». Les soldats des régiments de l’Ouest appelés à la rescousse sont les premiers exposés. Le 277 e de Cholet a perdu 444 hommes en une journée, celui de Poitiers 526. Les bois sont remplis de cadavres. Personne ne les enterre, dans le feu de l’action. « La puanteur commence à être écœurante », dit un cavalier qui aperçoit un dragon français pendu à un arbre par les pieds, le ventre ouvert. Les Allemands ne peuvent pas relever leurs blessés, mais les Français s’en chargent. Il en est de même dans les lignes allemandes. Tous les combattants en feldgrau demandant du secours sont chargés sur des civières. Seuls les hommes tombés dans la zone des combats qui se poursuivent doivent attendre plusieurs jours dans les champs de blé sans pouvoir bouger, sans être secourus. La bataille est encore sur eux. Les éclats d’obus et les balles perdues peuvent les achever.
Allemands et Français s’affrontent à la baïonnette, en une boucherie sans merci. On retrouve les cadavres embrochés dans les fossés et les ravins. Les officiers supérieurs ne sont pas épargnés. Un régiment de coloniaux a perdu deux colonels successivement depuis le début de l’engagement, et naturellement 60 % de ses hommes. Un troisième chef est aussitôt désigné. Il est décapité par un éclat dix minutes plus tard.
Comment les hommes ont-ils pu trouver le courage de surmonter les agressions successives qui ont causé déjà tant de pertes ? On monte en épingle, dans les corps, le sacrifice des troupes d’élite. Les pantalons rouges de la « division de fer » ont été présents dès le début des opérations en Lorraine, défendant leur propre sol. Ils ont souffert plus que d’autres, mais pour eux pas de panique malgré les cris des blessés, comme s’ils acceptaient d’avance de mourir avec la résolution d’écarter de leur sol l’invasion.
Ils se dépensent sans relâche pour fermer la trouée de Charmes et dégager Nancy. Le 26 e régiment d’activé, formé à Toul, est engagé dans la prise du village de Léomont, au nord de Lunéville, assaillant de flanc l’armée bavaroise. Une attaque insensée, sans préparation d’artillerie, contre un adversaire qui s’appuie à des collines pourvues d’observatoires.
La défaite de Morhange n’a pas fait réfléchir les colonels des unités d’assaut sur la tactique, et sur la nécessité d’épargner la vie des hommes. Plus ils sont personnellement braves, plus ils renouvellent les mêmes erreurs. Le 26 e régiment part de nouveau, drapeau en tête, déployé sous les éclats d’obus. Le tir des mitrailleuses commence. Un capitaine de compagnie, Jacquesson, n’entend rien, ne voit rien dans la poussière des éclatements d’obus. Son colonel vient d’être remplacé au cours de l’action. Blessé, il a donné l’ordre de repli. Mais les autres compagnies, non prévenues, poursuivent l’attaque dans le désordre. Jacquesson ne sait rien. Personne ne lui a demandé de reprendre la marche en avant. À la nuit tombée, il a perdu tout contact avec son régiment.
Pour le soldat Aertz, parti le 25 août dès cinq heures du matin dans le même régiment, le bombardement d’artillerie qui a salué les débuts de l’attaque n’était plus une surprise. Il en avait éprouvé d’autres, devant Morhange. Avec ses camarades, il se formait « en carapace », la tête entre les jambes du voisin, les dos recouverts par les sacs. Puis il repartait à l’assaut.
Une tuerie « à courte
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