Les Poilus (La France sacrifiée)
ceux qui montent au front est la rencontre d’un convoi de blessés. Le cœur se serre à entendre leurs plaintes. Comment ne pas faire le constat des tristes résultats de cette boucherie industrielle ? Les blessés sont souvent transportés, faute d’ambulances, sur des civières, ou laissés sur place, en plein champ. Un grand capitaine abandonné au bord de la route attire l’attention de Jacques Rivière : sa mâchoire inférieure enlevée, son bandage passe à la place du menton et l’on ne voit que la lèvre du haut par-dessus. Première découverte de ceux qu’on appellera plus tard les « gueules cassées ».
Le dragon Bertrand ne supporte pas l’abandon des blessés. Il veut faire fusiller un ambulancier qui s’est caché pendant un bombardement, abandonnant son véhicule bourré de blessés, au lieu de les mettre en lieu sûr. Il conduit lui-même l’ambulance au poste de secours en frappant la monture de coups de plat de sabre pour la décider à avancer. On finit par faire monter en ligne des automobiles réquisitionnées à l’enseigne des magasins de Lyon ou de Nancy, des cars d’hôtels de Grenoble et de Nice pour suppléer au manque d’ambulances.
Les soldats qui gagnent le front rencontrent aussi, marchant en sens inverse, les civils fuyant les villages incendiés. C’est la deuxième épreuve, moralement insupportable : « Ils égorgent les femmes et les enfants, disent les réfugiés aux soldats. Ils mettent le feu partout. » La terreur leur inspire ces rumeurs. Mais Jacques Rivière avoue qu’il « les prend pour argent comptant ». Les fugitifs sont entassés pêle-mêle dans des charrettes, ils traînent des bébés endormis dans leurs voitures. Ils inspirent aux soldats des sentiments de haine et de vengeance à l’égard de l’ennemi, mais aussi de la crainte : le recul français est-il déjà si important ?
La troisième épreuve, pour les colonnes en marche, est celle du feu de l’artillerie lourde. Les régiments sont hachés, sans pouvoir riposter. On finit par avancer le plus près possible de la ligne de feu les batteries de 75, pour tâcher de contrebattre le tir des 120 que les Allemands font avancer jusqu’à leurs premières positions, sans souci des pertes. Il est urgent de les repérer, mais on manque de moyens aériens pour localiser les batteries bien camouflées. Les photographies aériennes ne peuvent percer les branchages qui dissimulent les pièces. Elles sont trop éloignées pour qu’on puisse les repérer à la flamme ou à la fumée. Les dragons sont envoyés en repérage. Ils rampent dans les champs pour découvrir les emplacements, et doivent rapporter les informations aux batteries françaises. Le délai est long, la course aléatoire. Elle réussit rarement.
À la grand-halte, les hommes du colonel de Ligonnès ont peur. Sur leur visage tiré par la fatigue de la marche, les regards sont anxieux. Le 275 e de Romans ignore tout des combats engagés autour de Nancy, il était occupé à creuser des tranchées pour arrêter dans la trouée de Charmes la retraite de l’armée. Il ne peut mesurer la gravité de la situation. Des bruits contradictoires circulent, et des bobards. On assure, par exemple, le 26 août, que les Allemands battent en retraite.
Ce jour-là, le régiment est engagé. Il se déploie, compagnie par compagnie, et les hommes, qui n’ont pas subi de bombardement d’artillerie, affrontent directement le feu des mausers et des maxims. Les Allemands contre-attaquent. Ils sont pressés. Les Français ne sont-ils pas en débandade ? Les Allemands se faufilent dans les fourrés. On ne les aperçoit qu’au dernier moment, quand leurs mitrailleuses ont déjà fauché les lignes françaises. Les hommes tapis dans les champs d’avoine entendent leurs cris rauques, leurs chants de guerre et, dit Rivière, la « musique bizarre, poussive, basse et monotone de leurs clairons ». Les mobilisés de Romans découvrent le feu de l’infanterie. Le brait sec des fusils, les balles musicales qui passent haut, le déchirement des balles plus basses, celles que les blessés entendent s’arrêter autour d’eux. La mort vient par surprise, sans préavis.
*
La bataille fait rage autour de Nancy, car les Français se sont ressaisis. Les Allemands subissent à leur tour les effets des bombardements. On ramasse 2 500 de leurs cadavres sur un front de trois kilomètres au sud-est de Nancy, et 4 500 dans la région de Vitrimont.
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