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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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loin brûle la ferme de la Faisanderie, avec les cadavres du régiment de Toul pris sous les décombres. Dans un bois entre Maixe et Drouville, un carnage d’hommes : le fossé est garni de tireurs français, tous frappés à la tête, faute de casque de protection, par les éclats d’obus, couchés morts, côte à côte. Un peu plus loin, dans une clairière, des cadavres entremêlés de Français et d’Allemands. Un clairon rigidifié sonnant la charge. Un fantassin passe sur le dos d’un mulet, la cuisse cassée. Il geint, le visage blême. Il est resté deux jours sans soins dans un champ d’avoine.
    Un chef de patrouille à cheval s’écroule inanimé. Il a la gorge tranchée. Les brancardiers identifient les morts avant de les enterrer. Ils leur retirent leur bracelet d’immatriculation, recueillent leurs papiers militaires. La mort est sale, banalisée, anonyme. Personne n’accorde plus la moindre attention aux cadavres, comme s’ils empêchaient les survivants de vivre.
    *
    Jacques Rivière a la chance d’être prisonnier. Un camarade lui raconte que, dans le fossé où il a été capturé, tous ses voisins étaient morts. Il a voulu tromper la patrouille allemande qui passait en s’allongeant immobile au milieu des cadavres. Mais les soldats allemands frappaient les corps à coups de crosse, pour démasquer les tricheurs. Il s’est fait prendre ainsi, au risque d’être fusillé.
    Le lieutenant prisonnier découvre que les Allemands sont logés à la même enseigne que les Français. Mieux entraînés pour le combat, peut-être, et surtout plus résistants aux fatigues de la marche. Pourtant leurs unités de première ligne étaient composées de réservistes, et les françaises de soldats d’active. Cette armée est « faite pour la guerre », ce n’est pas, comme la française, « une armée qui fait la guerre ».
    Les troupes défilent régulièrement devant ses yeux sur la route, d’un pas calme, sans vide dans les rangs. Ces soldats sont entraînés à marcher. Ils enterrent proprement leurs morts, et dressent des croix noires sur leurs tombes. Cela ne les empêche pas de pousser on ne sait où des civils pris en otages. « Vous, ça va bien, dit à Rivière un des casques à pointe. Tous les soldats sont des camarades. Mais les francs-tireurs… » Il désigne sa baïonnette.
    Les Allemands sont plus endurants, moins exigeants. Respect luthérien de l’autorité ? Ils ne se plaignent jamais. Ils traitent bien les prisonniers, leur donnent du vin et du lard. Ils sont capables, après avoir combattu une journée entière sans manger, de se coucher le ventre vide, trempant du pain sec dans leur café. Le lendemain, ils marchent encore sur trente kilomètres sans se plaindre, tous convaincus de faire une guerre juste, voulue par la France. Jean Jaurès a été assassiné pour faciliter la mobilisation. Raymond Poincaré n’attendait qu’un prétexte pour assaillir les Allemands. Voilà ce que dit un « beau gars farouche » au lieutenant Rivière [27] .
    Ces gens-là, remarque-t-il, « font tout ce qu’il faut, et jusqu’au bout, ce qui est impossible à un Français — et ça suffît  ». Qu’on ne dise pas qu’ils sont incendiaires et pillards.
    On a vu des chasseurs brûler une ferme où ils ne trouvaient pas à manger. Les pantalons rouges sont aussi quelquefois des renards de poulaillers, voire des déménageurs d’armoires. Genevoix en témoigne amplement. Qu’on n’innocente pas pour autant les Allemands, comme un lieutenant prisonnier est naturellement tenté de le faire quand il est bien traité. Il leur arrive aussi, explique une vieille femme à un officier de dragons, de se livrer à des mascarades bacchiques dans les châteaux, d’abandonner dans leur retraite des salons Louis XV à l’état d’écuries puantes, et même de danser nus, ivres de vin de Champagne. L’ivrognerie est aussi le vice de l’armée d’en face, et les récits scatologiques abondent.
    Impossible, s’écrie Rivière, de se battre par plaisir. Quand on est sorti du feu, on n’a plus le désir d’y revenir, sauf si l’on est poussé par le sentiment du devoir. « C’est la preuve, écrit-il, qu’il n’y a absolument plus rien là-dedans de bon ou de beau en soi, que l’horreur y est pure. » La guerre sent le chloroforme, le cadavre et la merde.
    Pas un combattant, français ou allemand, qui n’ait eu peur. La terreur n’est pas une névrose, mais une stupeur.

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