Les Poilus (La France sacrifiée)
régiment de Grenoble découvre aussi la mort au bout de la route de montagne. En haut d’une côte, il reçoit « une violente commotion en plein visage ». Il est bombardé par une nuée d’obus qui éclatent en mitraille mortelle dans les rangs de sa compagnie. Il ne voit pas l’ennemi, il n’est pas encore au contact, et pourtant les canons allemands, tirant à dix ou douze kilomètres de là, exterminent les biffins bien avant leur entrée en ligne.
La rafale du 77 est si inattendue que les hommes s’enfuient à toutes jambes, se jettent dans les fossés, tremblent de peur. Bien peu songent déjà à se protéger la tête avec leurs sacs. Ils n’ont jamais vécu cet enfer. C’est leur tout premier contact avec le feu : « L’air craquait, une fumée âcre, jaune, puante, envahissait le bois et séchait notre gorge […] J’allais d’un arbre à l’autre, tantôt courbé en deux, tantôt à plat ventre, comme une bête traquée. »
Plus subtil, le lieutenant Rivière apprend à distinguer le bruit des obus. Il comprend soudain, au premier bombardement, le sens de l’expression « battre une côte » : les Allemands tirent mécaniquement, sans voir leur cible. Ils égrènent leurs obus géométriquement, en losange, dans un rythme défini. Entendre le « déchirement soyeux » de l’air n’est pas grave. C’est seulement le brait du sillage de l’obus, quand il a déjà éclaté. Il y a malchance, ou prédestination, à se trouver sans le savoir sur un des points d’impact. On ne peut être sauvé que par une inexactitude de pointage, ou par la déviation des trajectoires sous l’effet du vent. Rivière confie à Dieu sa survie. Que peut-il faire d’autre ?
*
Le contact physique avec l’ennemi n’est pas toujours réalisé : après l’épreuve du canon, d’autres attendent les pantalons rouges. L’approche du vrai terrain de combat n’est jamais immédiate. Ils ont largement le temps de se faire tuer avant d’y arriver, surtout quand ils débouchent devant les lignes ennemies, par les rafales de mitrailleuses cachées dans les bosquets ou enterrées sous des tertres. « Les tranchées ennemies sont invisibles », dit Delabeye, leur « caquet horrible » envoie des rafales qui font voltiger la poussière. Les premiers récits coïncident. Avant de voir les silhouettes en feldgrau, il faut affronter le tac-tac des armes automatiques.
Les hommes, dit le hussard Honoré, « perdent leur caboche ». Ils s’affolent et se font tuer sans avoir vu le feu. Les blessés crient, couchés dans les avoines. Les pantalons rouges qui ne se relèvent pas sont des morts, hachés par files entières. « Avancez donc, dit Rivière à un soldat qui traîne devant lui. — Je suis tué », répond-il doucement avant de tomber raide. À Saales, Honoré voit défiler les survivants du 140 e de Grenoble. Les rangs sont vides, les effectifs réduits. Les officiers sont restés « au champ d’honneur ». On voit des sergents commander des compagnies. Les survivants sont épuisés. Ils traînent leurs sacs et allongent le pas. L’offensive d’Alsace a tristement échoué.
Mais le même scénario se reproduit en Lorraine à partir du 19 août, vers Morhange et Sarrebourg. Les dragons ont traversé la ville de Charmes, tirant les chevaux à la bride, et pris la route de Lunéville. Les soldats de l’active marchent derrière eux, deux corps d’armée entiers qui se pressent vers la Meurthe. Cette fois la VI e armée du Kronprinz Rupprecht de Bavière est prête à les recevoir et à lancer une contre-offensive, en liaison avec la VIP de von Heeringen, qui fait mouvement de l’Alsace vers la Lorraine. À partir du 20 août, une puissante action est engagée.
Pour la première fois, les pantalons rouges vont affronter les gros moyens de la guerre moderne, apprendre à connaître le feu d’artillerie dans sa pleine efficacité. Ils subissent le bombardement des pièces de 130 et de 150 qui tirent à plus de dix kilomètres et que l’état-major allemand a rassemblées en grand nombre. Impossible de les contrebattre, elles sont trop loin. Vincent, général d’artillerie, répond à Espinasse, chef du 15 e corps, qu’il n’a pas assez de pièces lourdes. Il ne veut pas « casser ses 75 » en les approchant trop. Les fantassins n’ont que leurs sacs pour se protéger.
La II e armée de Castelnau, en décrochant, a entraîné le recul de l’armée Dubail, qui avait pris
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