Les Poilus (La France sacrifiée)
Melun, reformés déjà à Toul en raison des pertes subies par leur régiment, avaient attaqué après avoir parcouru au pas accéléré six kilomètres, baïonnette au canon et sac au dos. Ils avaient éprouvé beaucoup de pertes avant de toucher au but. Nombre de leurs camarades avaient été foudroyés dans leur course par les éclats des shrapnells, d’autres fauchés par les rafales de mitrailleuses. La « haine accumulée » les faisait réagir violemment au contact de l’ennemi. Ils n’avaient pas fait de prisonniers.
Cette « haine » ne doit rien à l’esprit de guerre, aux dénonciations de la « barbarie adverse », au contentieux de griefs réciproques emmagasinés dans la presse et la littérature populaire d’un demi-siècle. Elle est un réflexe incontrôlable d’hommes abandonnés, lancés par leurs états-majors, sans protection aucune, dans la pire violence des canonnades et des tirs de mitrailleuse qui investissent, du poids de leurs souffrances accumulées, les soldats d’en face, ceux qu’ils affrontent enfin corps à corps, qu’ils peuvent enfin frapper de leurs mains, les yeux dans les yeux, leur faisant expier, du fond de leur haine, la mort de huit sur dix de leurs camarades, et leur propre peur. Un Bavarois à la poitrine transpercée par un coup de baïonnette se débat contre la mort au pied d’un arbre. Un officier français s’approche pour lui venir en aide. Le colosse des forêts de Bavière, plus fait pour porter sur l’épaule la cognée que le mauser, refuse tout secours. Lui a-t-on dit que les Français achevaient les blessés ? Il demande qu’on le laisse mourir. On l’a fait assez souffrir.
Les hommes deviennent insensibles à la mort des autres, et ne dominent pas leur peur. Un officier de dragons est seul en patrouille, ses hommes battent les bois plus loin. Il rencontre, au hasard d’une ruine, un capitaine allemand d’artillerie qui lit une carte, préparant un emplacement de batterie. Les deux hommes se regardent. En une seconde, ils dégainent. L’Allemand tombe. Réaction du dragon ? « J’ai eu de la peine, dit-il, de le voir étendu. Il avait de grands yeux bleus, ouverts dans la mort. » L’ordonnance de l’officier allemand surgit. Les dragons accourent, le percent de deux coups de sabre.
Le lieutenant du 106 e régiment d’infanterie Maurice Genevoix [26] , dans une première rédaction de ses souvenirs, avait volontairement repoussé le récit d’une scène comparable, où il avait donné la mort de près. Il l’a rajouté dans une édition de 1949. « J’ai rattrapé, écrit-il, trois fantassins allemands. Et à chacun, courant derrière lui du même pas, j’ai tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. » Et de commenter : « Ç’a été la première occasion où j’ai senti en tant que telles la présence et la vie des hommes sur qui je tirais. Heureusement ces occasions étaient rares. »
Il rappelle une deuxième affaire, survenue aux Eparges : « Un Allemand, écrit-il, a surgi sur la ligne d’horizon, à quelques pas. Tout seul, les poings crispés sur son mauser, il avançait en enjambant les éboulis, les yeux fixes, le visage contracté par une espèce d’orgasme. Butrel a tiré ; j’ai tiré ; Sicot a dû tirer aussi : nous avons vu l’Allemand pousser un cri sauvage, lâcher son fusil en portant les deux mains à son ventre, et basculer dans un trou. »
« L’orgasme » dont parle Genevoix, c’est la peur qui « contracte » le visage. Elle rend l’homme inconscient du danger, prêt à tuer, de ses « poings crispés ». Les fantassins ne réfléchissent pas, ils tuent. Ils sont eux-mêmes pris de panique, attendant la mort d’une seconde à l’autre. Le « cri sauvage » de l’Allemand tué rappelle le cri originel de l’homme à sa naissance. « Finis ça. Maman ! elle t’emmerde ! », lance, sarcastique, le cavalier de Céline à un capitaine de cuirassiers qui se meurt en pleurnichant.
Un brigadier du 31 e dragons de Vitry-le-François parcourt le champ de bataille au pied du Grand-Couronné, le 28 août 1914. Ce qu’il voit lui soulève le cœur. Dans le village rasé par les obus de 77, « de nombreux cadavres d’hommes de la ligne et de chasseurs ». Des corvées commencent seulement à enterrer les morts. Parmi eux, troué d’une balle dans la tête, un vieux paysan qui n’a pas voulu partir. Des chevaux gonflés empuantissent l’air.
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