Les Poilus (La France sacrifiée)
démoralisée.
Le général Martin, par exemple, n’avait pas pu empêcher les pantalons rouges d’Orléans, de Montargis, de Blois et d’Auxerre de se débander. Ils venaient d’être massacrés de plein fouet par l’artillerie adverse sur un plateau dénudé, sans aucune protection. Le général de Lartigue avait fait perdre le tiers des effectifs des régiments de Laval et du Mans dans des charges insensées. Le général Poline, commandant le corps de Toulouse, avait laissé écraser par l’artillerie les fantassins de Montauban et de Marmande. La brigade Hue, d’Agen et de Cahors, avait été exterminée dans les mêmes conditions. Le régiment de Montauban avait perdu 1 300 hommes sur 3 000. Le général Eydoux avait, sur ordre, envoyé à la mort les régiments de Brest et de Nantes.
Les chefs incapables étaient pour la plupart aussitôt limogés. Leurs successeurs avaient à peine le temps de déchiffrer leurs cartes, ils livraient bataille à Charleroi avec 19 divisions françaises, renforcées de quelques unités anglaises et belges, contre 30 allemandes. La supériorité de l’artillerie lourde ennemie était telle que les corps étaient, comme plus tard en Lorraine, décimés avant de pouvoir attaquer. Ceux qui partaient à l’assaut étaient plus que jamais promis au massacre, comme les deux régiments de zouaves et le 1 er de tirailleurs algériens. Un général de l’armée coloniale surnommé « Sème-la-mort » avait fait tuer 1 000 turcos de cette unité, dans une charge à la baïonnette. Le 24 à l’aube, la retraite était ordonnée. 130 000 soldats français étaient tués, blessés, ou prisonniers.
Les survivants retraitaient dans le plus grand désordre, débordant les gendarmes à cheval aux bottes cirées, qui tentaient de canaliser le flux, carabine au poing. « C’est une marche forcée, de Charleroi à Montmirail, explique Dorgelès, au 39 e de Rouen, sans halte, sans soupe, sans but, les régiments mêlés, zouaves et biffins, chasseurs et génie, les blessés effarés et trébuchants, les traînards hâves que les gendarmes abattaient. Les sacs, les équipements jetés dans les fossés… Le sommeil de pierre pris sur le talus ou sur la route, malgré les caissons qui passaient, broyant les pieds, les épiceries pillées, les basses-cours dévastées, le pain moisi qu’on se disputait, mitrailleurs sans mulets, dragons sans chevaux, Sénégalais sans chefs, les chemins encombrés de tapissières et de chars à bœufs où s’entassaient des gosses et des femmes en larmes, les arbis traînant leurs chèvres, les villages en flammes [28] … »
Le Sénégalais Delteil est dans la horde débandée. Il combat à Charleroi où les Africains sont hachés par la mitraille. Alors, dit-il, « le poilu fait son entrée dans le monde, le poilu rouge, en pantalon garance et képi idem, la tête rougie de soleil et de sang, du poil plein la gueule, depuis les oreilles jusqu’au fond du menton, il va, le poilu… Son fusil lui pend sur le cul, et son échine ballotte dans sa capote de boue. Le sac de travers, les musettes à la débandade, il clopine comme un crapaud. Il est sale de poudre, de défaite et de pluie ». Les hommes avancent « avec des jambes automatiques », tous logés à la même enseigne. Ils ne désertent pas, ils suivent la colonne jusqu’à leurs dernières forces.
À Guise, l’armée Lanrezac donne un répit aux unités en retraite. Les Allemands sont obligés de faire face à la contre-attaque victorieuse du général de la V e armée. Mais il doit bientôt faire retraite, pour s’intégrer à la concentration générale des armées prêtes à livrer la bataille de la Marne.
Les soldats ne comprennent rien aux ordres de marche et de contremarche. Les unités débarquées en chemin de fer de l’Est, au lieu de marcher à l’ennemi, sont presque aussitôt engagées dans la retraite. Le 276 e régiment de Coulommiers est chargé en chemin de fer en Lorraine, avec des réservistes du 15 e corps de Marseille, pour être à quai, le 29 août, dans la gare de Tricot, sur l’Oise, après plusieurs arrêts à Bar-le-Duc, Vitry-le-François, Châlons, Reims, Soissons, Villers-Cotterêts et Crépy-en-Valois, de l’un des cent soixante-trois trains qui devaient assurer la victoire de la Marne.
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La retraite de Péguy et de ses soldats, racontée par Boudon, est riche d’enseignements. D’abord sur l’ignorance de la troupe concernant la situation
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