Les Poilus (La France sacrifiée)
« On est maintenu, dominé par une main de plomb. » On a critiqué dans les journées de l’arrière le moment d’abandon des divisions du Sud à la retraite de Morhange. Il est vrai qu’à un certain degré de stupeur, les soldats accablés se découragent : « Monstrueuse indifférence, dit Rivière, des gens du Midi au succès de la guerre […] et leurs vœux pour qu’on s’en aille le plus tôt possible, sans s’inquiéter de savoir dans quelles conditions. » Querelle tendancieuse. Les gens de Marseille et de Nice ont eu autant de pertes que les fantassins de Toul et de Nancy. Sont-ils les seuls à avoir éprouvé la panique ?
Les héros des régiments décorés et décimés ont, il est vrai, surmonté leur peur. Les recrues de l’Est avaient leurs champs et leurs fermes à défendre. Ils se sont fait tuer jusqu’aux derniers dans certaines compagnies, comme jadis à Bazeille, lors de la défaite de Sedan. Les hommes de la division de fer, dit Colin, « blessés, harassés, les yeux brillants, gardaient l’arme au poing et la rage au cœur ». Mais les Vendéens de Cholet, les quatre compagnies du 277 e ont défendu Le Couronné de la Seille en faisant aussi le sacrifice de leur vie. Combien d’hommes de l’Ouest sont morts pour sauver Nancy et Lunéville ? Parmi les cadavres, combien de ces gens du Sud « qui avaient, dit Colin, un drôle d’accent » ? Racisme antiméridional des états-majors. C’est pourtant aussi sur les survivants exténués du 15 e corps de Marseille qu’il a fallu compter pour rétablir la situation autour du Grand-Couronné.
La folie qui prend sous le feu fait peur. Le hussard Honoré Coudray en est témoin. Un petit caporal fourrier, les yeux hagards, répète sans arrêt : « Les Boches ! Les Boches ! » Des aides majors s’approchent de lui, le ceinturent. « Malheureux jeune homme ! Il faut souhaiter que cette folie ne sera que passagère, mais aussi ne pas s’étonner outre mesure si l’on perd la caboche à notre tour ! »
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L’état-major a-t-il tiré les leçons de ces batailles des frontières qui lui ont coûté, en deux semaines, deux cent cinquante mille combattants, ceux des meilleures classes ? Comment le pourrait-il, alors que les conditions de la guerre ne changent pas ? Joffre ne dispose pas, sur la Marne, de plus d’artillerie lourde que sur la Meurthe. Il n’a encore à opposer aux canons allemands qui tirent impunément de dix kilomètres dans les lignes adverses que la poitrine de ses soldats. Il compte sur la mobilité des batteries de 75 et sur le feu des mitrailleuses pour les soulager.
Il manquait un nouveau désastre pour que les pantalons rouges perdent confiance dans leur état-major. Charleroi survint. Après cet échec, les bataillons de von Kluck et de von Below vont pouvoir envahir le Nord, rejoints par une troisième armée allemande sur la Meuse. Les Français avaient surmonté la retraite de Morhange, voilà qu’ils ont à subir celle de Charleroi.
Une bataille meurtrière, faisant suite à des engagements hasardeux, mal préparés, très coûteux en hommes. Joffre avait dû limoger de nombreux officiers, pour tenter de reprendre la situation en main. Mais, depuis la prise de Bruxelles le 20 août, les trois armées allemandes étaient décidées à vaincre rapidement. Elles alignaient, avec le renfort d’une armée de Wurtemberg, près d’un million d’hommes dans la bataille. Les combattants bottés, coiffés de casques à pointe et habillés de Feldgrau marchaient sans relâche, en restant groupés. Force était d’emprunter les routes, car les Belges avaient saboté toutes leurs voies ferrées.
Les étapes quotidiennes étaient au début de vingt et trente kilomètres, elles s’allongeaient ensuite jusqu’à cinquante. En une semaine, les armées allemandes avaient avancé de deux cents kilomètres.
Les unités envoyées par Joffre au-devant de l’ennemi avaient subi une série d’échecs cuisants, aussi scandaleux que ceux dont avaient souffert certaines unités en Lorraine. Les chefs de corps de la III e armée de Ruffey envoyaient leurs hommes au massacre, en attaquant sans soutien d’artillerie. « On ne peut admettre, écrivait le général surpris par l’incompétence de ses subordonnés, les charges à la baïonnette dans les conditions où elles se sont produites jusqu’ici la plupart du temps. » Il était difficile ensuite de contrôler les réactions de la troupe
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