Les Poilus (La France sacrifiée)
militaire. Les débarqués de Lorraine croient que les Allemands sont encore à Lille, et qu’ils marcheront vers le nord pour livrer bataille. De fait, ils prennent la route de Roye. L’état-major de Joffre est-il au courant du rythme exact de l’avance de l’ennemi ? Il ne le semble pas, puisqu’il fait arriver les trains trop haut, obligeant les hommes à retraiter à pied. On dépêche des reconnaissances de cavalerie sur les lieux, pour en savoir plus. Les communications sont coupées. On croit des villes prises alors que les maires attendent encore les Allemands. À l’inverse, on veut faire entrer des unités de renfort dans Lille sans soupçonner l’occupation de la cité.
Des réfugiés apprennent aux soldats de Péguy que les Allemands ne sont qu’à quarante kilomètres. Le régiment n’a jamais été engagé dans les opérations dures de Lorraine. Il a beaucoup marché, et peu combattu. Voilà qu’il flaire la vraie bataille d’arrêt, il marche en sens inverse des civils qui fuient les villages incendiés, « hommes, femmes et enfants, la plupart en habit du dimanche ». Des Belges et des Français, sur des chars tirés par des bœufs, des vieillards juchés sur des fauteuils qui « pleurent silencieusement ».
On rencontre enfin quelques civils, dans les villages de l’Oise, qui offrent du cidre et du vin. Même sur la ligne du front, les populations n’ont pas fui entièrement. Certes les troupeaux de vaches souffrant de n’être plus traites affligent le cœur des soldats campagnards. Sans doute se sentent-ils peu de scrupules à tordre le cou d’une oie ou d’une poule abandonnée par les fermiers qui sont partis en laissant leur porte ouverte. Mais des paysans restent sur place, justement parce qu’ils savent que ni les Français ni les Allemands ne pillent les fermes occupées, à moins d’être morts de faim, ou ivres de colère. Ils savent aussi que plus le danger est grand, plus fort le gain sur les ventes de vin, d’œufs et de beurre. Ils ne peuvent pas défendre leurs champs de patates, mais ils gardent la clé des celliers. Dans les règlements des armées, le pillage est puni de sanctions très graves. Les officiers d’abord s’y opposent. Le « vol chez l’hôte » est interdit. L’armée de la République ne tolère pas le brigandage sur son propre territoire.
Très vite, les soldats de Péguy ont soif et faim. Dès qu’une troupe est en campagne, et plus encore en retraite, elle manque d’approvisionnements. Déjà en Lorraine, le lieutenant Rimbault ne parvenait pas à exécuter ses tâches, avec ses voitures de ravitaillement destinées aux unités en marche. Dans les journées calmes, il faisait dépecer la viande en plein air, pour la répartir aussitôt entre les hommes fascinés par les quartiers de bœufs.
Mais dès qu’une offensive se préparait, les routes étaient occupées par les colonnes : impossible de passer ! Pendant la retraite de Lorraine, l’officier d’approvisionnement avait perdu son régiment. Quand il l’avait retrouvé enfin, vers une heure du matin, au repos dans une forêt, les hommes, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures et qui venaient de se battre pendant deux jours, « ne songeaient qu’au sommeil ».
Quand ils se réveillent, les voitures sont assiégées. Le colonel distribue lui-même les boules de pain, pour éviter les contestations et la prise d’assaut du fourgon. Rimbault en donne aussi à des prisonniers allemands restés sans vivres depuis trente-six heures. Cette distribution est exceptionnelle. Rarement les fourgons parviennent à l’heure au rendez-vous des roulantes.
Aucun service de ravitaillement ne peut assurer les transports de vivres sur des routes submergées de blessés, de civils et de colonnes en marche. Les soldats de Péguy auront faim et soif tout au long de leur retraite. Les bestiaux et les volailles sont là pour tenter les pantalons rouges, dans les cours des fermes désertes. « Défense formelle de toucher à quoi que ce soit, disent les gendarmes. Pour ceux qui désobéissent et que l’on prend sur le fait, exécution immédiate. »
Soixante kilomètres sous la canicule sans boire. Les musettes sont vides, les gourdes aussi. Les hommes mangent des pommes vertes, ramassées en chemin. On ne trouve de nourriture que dans un asile d’aliénés à Clermont : des seaux de bière avec quelques boîtes de conserve.
Les soixante hommes restés valides à la
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