Les Poilus (La France sacrifiée)
sont-ils pas, comme les corbeaux et les corneilles, amateurs de chair humaine, et ne s’attaquent-ils pas aux corps vivants, préférant de loin les reliefs de l’intendance. Pourtant on les découvre dans les charniers, « des rats énormes, dit un soldat, gras de viande humaine ». Il découvre un mort, « le crâne à nu, les yeux mangés. Un dentier avait glissé sur la chemise pourrie et de la bouche béante une bête immonde avait sauté ». Plus volontiers que les fosses communes, les rats investissent les réserves de grain de l’arrière, et font le désespoir des boulangers.
Sont-ils plus nombreux dans les lignes des Français mieux nourris ? Les Allemands s’en plaignent aussi, et n’ont pas plus de protection. Ils suspendent leur nourriture à des piquets dans la tranchée, mais les rats défient leurs ruses et s’attaquent aux réserves de lard et de pain gris. Les Français suspendent leurs boules de pain à un fil de fer placé au milieu de l’abri, solution acceptable. Ils dissuadent l’ennemi en allumant les lampes électriques la nuit. Mais le répit n’est que de courte durée. On ne peut espérer de victoire contre les rats.
*
Excès d’eau de pluie, absence d’eau potable, c’est un autre aspect de la difficile survie du poilu. On comprend la pénurie de l’eau en Orient. Dès le débarquement d’une division française à Moudros, en mars 1915, l’approvisionnement n’est pas assuré : 18 000 hommes et 5 000 chevaux risquent de mourir de soif. On a prévu pourtant six jours de fourrage et des navires frigorifiques pour la viande. Les Sénégalais ont bien quinze jours d’avance pour leurs rations de riz, mais pas d’eau pour les faire cuire. Les cargos anglais livrent au compte-gouttes des barils d’eau venus d’Alexandrie en Égypte. Il faut bientôt boire l’eau industrielle « logée dans des citernes ayant contenu du pétrole » et même l’eau des ballasts des navires charbonniers. Heureusement les dardas ne manquent pas de vin. S’ils veulent le couper d’eau, le général Bailloud, un ancien de la coloniale, leur explique froidement que le seul moyen est d’aller la puiser dans les puits des Turcs, à Gallipoli.
La pénurie d’eau est moins normale dans l’Argonne, la Woëvre, les ravins de Verdun, quand les tirs d’artillerie allemands sont assez denses pour rendre tout ravitaillement impossible. Les sources sont une bénédiction, du moins quand elles sont proches des lignes, et à l’abri des mitrailleuses. Les escouades se relaient pour y puiser l’eau pure. Les hommes se déshabillent pour se laver à l’eau glacée, chaque fois qu’ils échappent aux visées des tireurs d’élite ennemis.
Les Allemands souffrent aussi de la pénurie d’eau. En Champagne, ils creusent la craie jusqu’à vingt mètres sans rien trouver. Les hommes se rasent avec du café. Dans certains secteurs, les sources sont absentes.
Quand elles existent, elles sont rapidement asséchées ou polluées, inutilisables. L’hiver, on réchauffe la neige pour boire et se laver. L’artillerie adverse a vite fait de repérer les points d’eau et de les bombarder pour les rendre inaccessibles. Morts de soif, les hommes prennent parfois des risques pour ramper jusqu’aux puits. Des coureurs en mission, ordinairement chargés de porter les ordres, sont priés de recueillir les bouthéons pleins d’eau quand les colonnes de ravitaillement ont été décimées par les tirs d’artillerie. L’eau est devenue, dans les secteurs chauds, plus précieuse que le pain.
Le ravitaillement en eau des unités de l’avant devient un devoir pour l’intendance. Des tonnes tirées par des mulets arrivent ainsi à proximité des lignes, pour faire le café. À Verdun il est impossible de creuser des puits. L’eau devient rare. Pourtant elle tombe en abondance dans les creux du terrain. Il est imprudent de s’y ravitailler. Les cadavres s’y amoncellent. Il faut que les hommes soient morts de soif pour se résigner à boire de l’eau des trous d’obus particulièrement recherchés, ceux où l’on ne repère qu’un seul cadavre.
À partir d’octobre 1914, le front est entièrement inondé, des Flandres aux Vosges, par une pluie glacée, insistante, qui dispense aux poilus l’eau recueillie dans des marmites. Elle transforme les tranchées en bourbiers, où les hommes pataugent jusqu’aux genoux. Le fantassin Castex, du 288 e de Marmande, s’en plaint tous les jours dans
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