Les Poilus (La France sacrifiée)
ses lettres : « On pense au feu qui flambe chez soi, à la bonne soupe qui fume sur la table », quand on chausse les bottes pour prendre position dans la tranchée. Au bois des Chevaliers, devant la position allemande qui couvre Metz, les caillebotis ne sont d’aucun secours. Les boyaux sont devenus des ruisseaux et la pluie continue de tomber, alternant avec la neige en janvier 1915. Beaucoup de Gascons sont évacués pour rhumatismes et bronchites. Ces rudes paysans habitués à labourer la boulbène profonde ne résistent pas à l’humidité des bois de Meuse. La vallée, en contrebas, est inondée, « on ne voit pas une touffe d’herbe ». On distingue encore les lignes des routes surélevées, dans les chemins, les soldats de relève « pataugent dans la boue à ne pas pouvoir marcher ».
La boue enduit les chaussures, les guêtres, mais aussi les pantalons rouges, devenus méconnaissables, et les capotes bleues jusqu’aux ceinturons. L’eau ruisselle sur les képis, les joues sont maculées, les mains elles-mêmes sont recouvertes d’une couche humide, puis sèche, avec « des cassures aux plis des phalanges ». Quand les hommes mangent, « ils ont les mains glaiseuses et le pain qu’ils ont touché crie sous leurs dents [38] ».
Et la pluie continue, « enrhumant les poux », disent les poilus. Impossible de s’en protéger. Les abris de branchage sont pénétrés, les toiles de tente détrempées. Deux armées sont réduites à l’impuissance par le ruissellement de l’eau sur la glaise, par le magma de sable noir des Flandres, les cuvettes glacées des tranchées des Vosges.
Les vêtements ne peuvent sécher, car il est impossible d’allumer du feu. Il faut attendre la relève pour échapper à la boue. Pour gagner par les boyaux les lignes de l’arrière, la marche est un martyre. Il faut sonder avec la crosse du fusil le sol à chaque pas, pour ne pas tomber dans les trous d’eau ou de boue liquide. Les cuistots qui fournissent l’avant sont habitués à ces bains forcés. Ils avancent dans la boue qui aspire les godillots, les jambes jusqu’aux mollets, pour être insultés à l’arrivée, parce que la soupe est froide.
Le froid est la cause de très nombreux cas de maladie qui nécessitent l’évacuation. Le général Humbert, passant en revue les effectifs de son 32 e corps à la III e armée, s’aperçoit que pour 4 458 soldats (sur 22 700) tués au combat, il a du faire évacuer 3 800 malades. Le froid en est la cause. Les cas de pneumonie sont fréquents, mais surtout de pieds gelés. Un rapport d’état-major établit que les lésions des hommes évacués dans les hôpitaux ne sont pas des gelures, « mais qu’elles proviennent d’un arrêt de la circulation causé par la compression ». La plupart des inaptes ont subi un séjour trop prolongé dans des tranchées inondées ou très humides. Les plaies sont graves quand les hommes ont dû rester les pieds dans l’eau pendant plus de quatre jours. Le chef d’état-major demande que l’on veille à ce que les soldats « puissent se déchausser chaque jour pendant quelques instants », qu’ils ne serrent pas trop leurs jambières et portent des chaussures larges. Ces recommandations théoriques sont faites par des gens qui n’ont aucune idée des conditions de vie réelle dans les tranchées d’Argonne ou de Woëvre. Les poilus réagissent comme ils peuvent, et ne passent certainement pas beaucoup de temps à « entretenir leurs chaussures avec soin en les graissant », comme le recommande le général Belin.
Les intempéries transforment l’aspect du poilu, à le rendre méconnaissable. Le torse protégé par des peaux de mouton, le calot enfoncé jusqu’aux oreilles, la tête le plus souvent recouverte d’un passe-montagne ou d’un bonnet de laine, le cache-nez autour du cou, plus d’uniformes ni de grades : du soldat, on ne voit que les yeux quand il n’est pas entièrement abrité sous une couverture, pendant les heures de guet. Impossible de distinguer le caporal du capitaine. La hiérarchie disparaît physiquement dans la boue. On ne reconnaît les distances qu’à la voix. Les Gascons de Castex parlent entre eux en langue d’oc. Ils n’emploient le français que pour répondre aux officiers.
*
Heureusement, il y a la bouffe. Les Allemands ne s’en plaignent pas, bien qu’ils soient moins gâtés que leurs adversaires, mangeant des conserves et du pain noir. Les roulantes sont
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