Les prisonniers de Cabrera
protesté en riant :
— Amédée, on me foutra la paix ! J’ai fait plus que mon devoir, mais, si ça se produisait, je préférerais me faire sauter le caisson plutôt que de reprendre les armes. D’ailleurs, avec mes jambes…
Assis confortablement à ma table de travail, la pipe au bec, une bouteille de bergerac à portée de la main, je me sentais assailli par une tourmente de sentiments confus.
Amédée avait raison : on était bien tranquilles depuis que les canons s’étaient tus et que nous avions un roi débonnaire, mais combien je détestais cette écume de l’Ancien Régime ! Mollasson, entouré d’une curetaille vindicative et d’émigrés revenus par pleins fourgons, Louis semblait bien décidé à faire payer au peuple sa vénération inaltérée pour l’Empereur.
L’essentiel de mes inquiétudes se portait vers Juliette. Je n’avais pas perdu l’espoir de son retour au bercail, mais le temps faisait son œuvre. Je m’armai d’audace pour écrire à la famille du capitaine Dietrich, sans obtenir de réponse.
La relation de ma guerre et de ma captivité m’aidait à supporter cette attente qui prenait parfois les couleurs du désespoir et m’embuait les yeux. J’avais pris le parti de ne rien cacher de mes épreuves et de mes amours. Je me disais que si Juliette lisait ce récit elle me pardonnerait, comme je lui avais d’avance pardonné. N’étions-nous pas, tous deux, à notre manière, victimes de la guerre ?
Les gazetiers avaient repris leurs plumes d’aigle pour célébrer le retour de Napoléon.
Entré le 20 mars dans Paris, il avait aussitôt constitué un nouveau gouvernement, rétabli les trois couleurs, supprimé la censure, maîtrisé les révoltes de Vendée, effectué une purge parmi les anciens généraux qui l’avaient trahi…
Malgré les conseils de prudence de son beau-frère, Joachim Murat, roi de Naples, il avait décidé de rouvrir en Italie les hostilités contre les Autrichiens. Après une première défaite, à Tolentino, il avait, le 12 juin, rejoint l’armée du Nord pour reprendre une guerre aux dimensions continentales qui débuta par des victoires.
Était-ce une nouvelle épopée glorieuse ? Non. Le 18 juin, ce fut Waterloo. Les aigles allaient y perdre leurs dernières plumes.
Contrairement à Amédée, qui jubilait, loin de me réjouir de ces nouvelles, j’en fus navré. On n’a pas servi des années sous les drapeaux de l’empire, joui de la certitude d’être un soldat de la meilleure armée du monde, sans en garder une fierté inébranlable. C’est pourquoi je ne me suis pas mêlé aux élans de vindicte qui ont suivi l’annonce du nouvel exil de l’Empereur, non aux Amériques, comme on le lui suggérait, mais sur un rocher au large de l’Afrique, aux dimensions de Cabrera.
Je compensais mon affliction par un travail d’écriture quotidien qui me faisait l’effet d’une drogue, avec des sentiments confus : je mettais en balance la vénération que je vouais à ce fils de la Révolution qu’avait été Bonaparte et la colère que m’inspirait l’Empereur, peu soucieux du sacrifice de ses soldats, propre à assumer ses ambitions.
L’été rayonnait sur la vallée. Le château revivait et nous nous nourrissions l’un de l’autre, moi de son confort, lui de ma présence.
Pour rompre la fatigue de mon travail, je montais le cheval que j’avais acheté à une jumenterie de Beyssac et que j’appelais Caillou. Ce n’était pas un alezan mais il me suffisait pour rendre visite à mes amis de Lissac, Mauriolle, Pomier et autres lieux. Nous passions des heures à nous raconter nos souvenirs de guerre, à commenter les événements, à fumer et à boire des liqueurs fortes.
Je les accompagnais parfois dans leurs battues ou leurs parties de chasse, mais par respect pour les animaux, ce qui m’attirait des moqueries, sans une arme.
J’avais fini par m’habituer à mon existence solitaire, malgré les avances dont j’étais l’objet de la part de Laure, la sœur du châtelain de Lissac. J’accompagnais parfois cette fille de vingt ans, un peu rondelette mais jolie et trépidante, chercher des champignons ou pêcher des écrevisses.
Je ne la décourageais ni ne l’encourageais, mais nos relations inclinaient peu à peu vers une intimité annonciatrice d’une union. Je me disais que si, d’ici
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