Les prisonniers de Cabrera
serrée contre moi, comme pour nous protéger l’un et l’autre d’un danger commun.
Et pour la première fois depuis mon enfance, j’ai versé des larmes.
3
Pepe Botella
Bayonne. Le Minotaure achève son festin.
On lui a servi un plat roboratif : un roi un peu gâteux, une reine un peu rance, des princes encore frétillants. En guise de dessert, on lui a apporté du menu fretin oublié dans les cuisines du palais royal. Repu mais insatiable, il grignote une autre reine de dimension plus modeste que la précédente – celle d’Étrurie ! – et du blanc-manger : un infant tendrelet, un autre au goût aigrelet et quelques garnitures sous forme de hauts dignitaires dépourvus de dignité.
Le Minotaure essuie avec sa serviette, sur sa bouche encore humide de plaisir, une goutte de sang, et reste un moment méditatif, les mains croisées sur son ventre replet, devant la table sur laquelle, au milieu des rogatons, surnage une couronne d’or, de diamants et d’épines, qui semble chercher sur quelle tête se poser. Celle du Minotaure porte un bicorne délavé qui sent la poudre. Les têtes ne manquent pas, mais de cette couronne maudite personne ne veut…
Tirons les rideaux sur cette allégorie irrespectueuse.
Débarrassé des fantoches de la famille royale des Bourbons d’Espagne, l’Empereur a envisagé de confier leur couronne à son beau-frère, Joachim Murat, grand-duc de Berg et généralissime du corps expéditionnaire dans la Péninsule.
Il songe : « En a-t-il envie, le bougre ! Il ne me le dit pas ouvertement, mais je sens frémir cette ambition dans tous ses messages. Eh bien, il ne l’aura pas ! Sous son règne, ce serait la tyrannie, l’injustice et l’anarchie. Je n’en veux pas ! Cet Ajax français, comme l’appellent ses flagorneurs, n’est bon qu’à mener ses hommes à la bataille, ce qui est suffisant pour me satisfaire. Je n’oublie pas que des gazetiers l’appellent Franconi, du nom d’un acrobate équestre ! Murat, roi d’Espagne, nous serions la risée de toute l’Europe. Une belle gueule de ruffian, de soudard, avec guère plus de tête que son cheval… »
Exit Murat, donc. L’Empereur lui trouvera bien quelque petit royaume paisible en compensation. Il lui a déjà donné le duché de Berg, sur la rive droite du Rhin, ce qui est un beau cadeau, et la main de sa sœur Caroline, ce qui est mieux encore. À tout prendre il pourra rendre encore des services à l’Armée, le cas échéant.
Un royaume… Un royaume pour Murat… Tiens, pourquoi pas celui de Naples ? Joseph y règne encore et semble s’y plaire, après avoir refusé la couronne de fer des rois de Lombardie, jugeant ce pays trop proche de Paris et du gouvernement impérial. Il suffira de déplacer des pions et le tour sera joué !
Consulter les intéressés, ces esclaves couronnés ? À quoi bon ? Il est le maître, et les cas de rébellions sont rares et négligeables.
C’est ainsi qu’au cours du mois de mai, tandis que Joseph préparait ses bagages pour Madrid, Joachim faisait de même pour Naples. Le premier la mort dans l’âme, le second déçu de ne pas hériter de la couronne des rois catholiques mais fier de sa royale promotion.
Les Madrilènes accueillirent le décret impérial sans trop de grimaces.
Autant l’on admirait la belle prestance de Murat, ses allures de demi-dieu de la guerre lorsqu’il passait la revue de ses troupes entouré de ses mamelouks, autant sa morgue était insupportable.
Joseph avait acquis à Naples la réputation d’un souverain débonnaire que certains comparaient au roi René, ce qui était à la fois rassurant et inquiétant. Alors que les braises de l’insurrection rougeoyaient encore, mènerait-il une politique d’apaisement ou affirmerait-il sa capacité à maîtriser une nouvelle flambée ?
Ce n’est qu’après avoir mis les pieds dans son nouveau royaume que Joseph avait appris les détails des événements du 2 mai. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait rebroussé chemin dans la minute, quitte à essuyer les foudres impériales et à se voir exilé dans quelque principauté allemande. Quitter des sujets dociles, un paisible royaume baigné par la mer la plus bleue d’Europe, pour se retrouver sur un brasier encore fumant, une terre âpre hantée par des brigands armés de navajas, avait de quoi lui
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