Les prisonniers de Cabrera
être, du moins en Europe, le plus grand massacre de tous les temps.
Un peu à la légère, Murat, soulagé par la fin des combats, avait annoncé une amnistie générale pour les insurgés. Une nuit de réflexion avait suffi à le faire changer d’avis. Il lui fallait des représailles pour affirmer son autorité. Comme l’a écrit le général Foy, il semblait avoir oublié que la population « s’était armée par amour de la patrie et contre l’oppression ». Nous eussions fait de même chez nous, dans des circonstances identiques.
Dans les Mémoires de mon ami Marbot, pas un mot sur ces représailles. Il est vrai qu’au lendemain de cette tragédie il avait reçu de Murat l’ordre de convoyer à Bayonne les quelques personnages de la cour qui restaient encore à Madrid, de manière à faire table rase des Bourbons d’Espagne. Malgré sa blessure, il accomplit avec célérité cette mission délicate, quitte à voyager en calèche.
La répression fut terrible et je hasarde le mot : inhumaine. Au cours de la nuit et dans la journée du lendemain, Murat fit jeter dans les prisons une centaine d’insurgés pris les armes à la main, souvent un simple couteau. Jugés de manière expéditive par une commission militaire française, ils furent fusillés sur la promenade du Prado.
En écrivant ces lignes, je songe à Francisco de Goya et aux deux œuvres magistrales qu’il a tirées de ces événements : la bataille du Dos de Mayo , entre insurgés et mamelouks, et les exécutions du lendemain, le Très de Mayo , où s’exprime, avec violence, sa haine de la guerre et de l’oppression.
Dans le cercle des aides de camp, le bruit courut que Murat comptait profiter de ce qu’il considérait comme une victoire pour se faire valoir auprès de l’Empereur et lui suggérer de lui confier la couronne. À ma connaissance, aucun écrit, aucun témoignage fiable n’apporte la preuve de cette ambition, mais nous avons tout lieu de croire qu’elle lui effleura l’esprit.
On m’a rapporté qu’au soir du 2 mai Murat avait lancé à ses officiers et aux ministres qui l’entouraient :
« Messieurs, cette journée donne l’Espagne à l’Empereur ! »
Ce à quoi le ministre des Armées, O’Farril, aurait répondu, d’un ton impertinent :
« Dites plutôt, général, qu’elle la lui enlève à jamais ! »
Furieux, Murat avait confié à Moncey qu’il fallait faire passer par les armes cet insolent – sans doute un agent de l’Angleterre ! – ainsi que quelques autres membres du gouvernement. Moncey avait eu du mal à l’en dissuader…
Lorsque j’ai retrouvé Josefa, qui se rongeait les sangs en fumant cigare sur cigare et en buvant tasse sur tasse de café noir, elle était si inquiète de mon sort qu’elle était sur le point d’aller, malgré les dangers encourus, quérir de mes nouvelles au quartier général.
Il s’en était d’ailleurs fallu de peu qu’elle ne figurât parmi les victimes de l’insurrection.
Des insurgés avaient surgi dans la demeure de feu don Pedro Alvarez, avaient forcé notre porte et accusé Josefa d’être la putain d’un capitaine français, une ignoble afrancesada . Ils l’avaient arrachée du lit sur lequel elle se reposait et s’apprêtaient à la violer, puis à l’égorger ou à la défenestrer, comme ils l’en menaçaient, quand une charge de dragons déboulant dans la rue les avait fait renoncer à leurs projets. Ils l’avaient rouée de coups avant de disparaître par le jardin, en lui disant qu’ils reviendraient et qu’elle ne couperait pas à son châtiment. Josefa avait trouvé refuge dans le grenier, où elle était restée jusqu’à la fin des combats, dissimulée sous un sac de peausseries.
De retour à notre chambre, elle avait trouvé sur le palier le cadavre de la gouvernante de don Pedro, que les insurgés, pour son malheur, avaient rencontrée dans leur fuite.
— Tu ne peux imaginer, me dit-elle, les moments d’angoisse que j’ai traversés. Je craignais pour ma vie et pour la tienne. Mais tu es là, Laurent, tu es là. Blessé ?
Je la rassurai :
— Non. Pas une égratignure. J’ai perdu mon shako, mais je pourrai m’en procurer un autre. Ma blessure, elle est dans ma tête. Jamais je ne pourrai oublier cette journée, jamais…
J’ai laissé tomber ma tête sur son épaule et l’ai
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