Les proies de l'officier
colonel Delarse. Celle d’une partie d’échecs entre ce joueur russe que j’ai rencontré, le lieutenant Nakaline, et Koutouzov. En cours de jeu, Koutouzov a renversé l’échiquier. Je pense qu’il l’a fait exprès, parce qu’il perdait. Mais son excuse était tout à fait valable : il est borgne et lorsqu’on a perdu un oeil, au bout d’un certain temps, on a le plus grand mal à apprécier les reliefs et les distances. C’est là que tout s’est mis en place : je me suis dit que le colonel Barguelot avait lui aussi été éborgné. Il cache cela à tout le monde – excepté à ses domestiques –, car il est si soucieux de son image qu’il ne supporte pas cette invalidité. L’idée même de présenter une faiblesse, de ne pas être flatté et considéré comme parfait lui est insupportable. Impensable pour lui de demander à quelqu’un au cours d’un repas de bien vouloir lui couper sa viande, inacceptable de tendre la main en direction d’un verre et de le renverser... D’ailleurs, il y a un détail qui m’a convaincu que j’avais vu juste. Lors de ce repas auquel il m’avait convié, lorsqu’il a voulu porter un toast, son domestique ne lui a pas tendu son verre, il le lui a mis dans la main. Un serviteur n’agirait jamais avec une telle inconvenance sans raison. Voilà pourquoi le colonel Barguelot a refusé de croiser le fer avec le maréchal Davout et pourquoi il a si mal paré l’attaque de cet officier russe, au pied de la Grande Redoute, alors qu’il était effectivement doué à l’épée dans sa jeunesse. Sa blessure explique même ses « foulures de cheville à répétition ».
— Ah oui ?
— Le colonel Barguelot a véritablement été un officier d’un grand courage. Il en a fait la preuve à la bataille d’Austerlitz, or il ne parle jamais de cet exploit, ce qui ne cadre pas avec le personnage. Tu te souviens de ce dont tu m’avais parlé, cette rumeur au sujet d’une blessure qu’il aurait reçue ce jour-là ? Eh bien, je suis sûr qu’elle est vraie. Il a dû perdre son oeil à Austerlitz. Lorsqu’il a réalisé que cette blessure faisait de lui, en partie, un invalide, que son image avait été souillée – car c’est ainsi qu’il a la folie de voir les choses –, il a été terrorisé. Le colonel Barguelot n’a pas peur de la mort, mais de l’image qu’ont les autres de lui. C’est sa blessure qui en a fait un lâche. J’ai alors conclu de tout cela que le colonel Barguelot n’était pas notre assassin. Car comment diable aurait-il pu s’enfuir en faisant l’équilibriste sur les toits ? Nous savons que celui que nous recherchons connaît probablement l’identité des autres suspects. Il a fait parvenir lui-même un mot au colonel Barguelot afin de l’envoyer à notre rendez-vous. C’était une excellente idée. D’une part, l’arrivée de Barguelot fut une diversion qui faillit me coûter la vie. D’autre part, nous avons tous suspecté le colonel Barguelot. Lorsque j’ai réalisé mon erreur, j’ai décidé de faire croire que nous étions toujours convaincus de la culpabilité de Barguelot. Je ne vous ai rien dit, car il fallait que l’assassin soit persuadé de cela. Mais en cachette, j’ai continué à faire espionner nos suspects. Malheureusement, notre homme ne s’est pas trahi. J’avais supposé qu’il approcherait une autre victime, auquel cas mes espions avaient ordre d’intervenir. Soit par méfiance, soit parce qu’il n’en avait pas envie, soit parce que l’occasion ne s’est pas présentée, il n’a pas agi ainsi. L’assassin, c’était le tireur embusqué. Ce ne pouvait pas être Delarse : à cause de son asthme, celui-ci n’aurait jamais osé s’enfuir en pataugeant dans la cendre. Restaient nos Italiens ou Pirgnon. L’assassin connaissait particulièrement bien le colonel Barguelot pour trouver une raison qui l’obligerait à se rendre dans un quartier isolé, seul, à trois heures du matin. Or nos Italiens n’avaient jamais quitté l’Italie auparavant. Ils n’avaient participé à aucune campagne et végétaient dans leur garnison provinciale. Ils comptent donc peu d’officiers supérieurs parmi leurs relations. C’est pourquoi je penchais pour Pirgnon.
Margont brandit la lettre remise par le colonel Barguelot.
— Barguelot vient de nous confirmer que le colonel Pirgnon est au courant de ce qui est écrit dans ce billet ! Pirgnon est capable de s’émerveiller devant un poème ou un
Weitere Kostenlose Bücher