Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
Vom Netzwerk:
poisson aux artilleurs de Demay contre du fourrage que j’échangerais au 9 e chasseurs contre de la farine pour...
    — C’est bon, on te fait confiance, gère au mieux, le coupa Margont.
    Le moral périclitait et pourtant, les quatre hommes étaient parmi les mieux lotis. Piquebois veillait sur leurs montures efflanquées et fatiguées. Il les caressait pour s’excuser des malheurs qu’elles supportaient et pour se faire pardonner de s’être finalement mis à la viande de cheval. Il troquait une partie de ses repas contre du fourrage et, la nuit, il nouait les deux brides autour de son poignet. « Si on veut nous les voler, il faudra d’abord casser du Piquebois ! » avait-il proclamé. Et comme tout le monde savait qu’il avait conservé son coup de sabre à la hussarde... Un jour, l’une des montures avait glissé sur une plaque de verglas et avait accidentellement projeté Lefine dans la neige. Celui-ci s’était relevé en vociférant. Les deux chevaux étaient aussitôt venus se placer contre Piquebois.
    Saber croquait une boule de neige pour s’abreuver.
    — C’est quand même incroyable ! L’armée va mal, moi je vous le dis. Il m’a été impossible d’obtenir mes épaulettes de capitaine ! Je suis capitaine sur le papier et pas sur l’uniforme à cause de la désorganisation. De quoi aura-t-on l’air, quand les Russes attaqueront, si les capitaines ressemblent à des lieutenants ? Ce laxisme nous perdra !
    — Tu nous emmerdes avec ça ! tonna Piquebois. Prends donc celles d’un cadavre puisque c’est si urgent !
    — Tu es fou ? bégaya Saber, horrifié.
    — Tiens, tiens, jubila Margont, on clame partout qu’on est athée, on se moque de moi quand je fais une prière, mais on est superstitieux. Tu as remplacé Dieu par les chats noirs, les pattes de lapin et les tarots.
    Saber, vexé, s’en alla drapé dans sa dignité.
    — Moi au moins, je suis monté en grade.
    — On le saura, répliqua Piquebois.
    Le regard de Margont s’attardait sur son bol. Il était vide ? Déjà ?
    — Courage ! s’exclama-t-il. Dans deux semaines, nous serons à Smolensk. D’ailleurs, je propose de porter un toast à ce paradis qui nous attend.
    Et, brandissant une boule de neige :
    — A Smolensk !
    — A Smolensk ! reprirent Lefine et Piquebois.
    Ils trinquèrent avant d’engouffrer la neige. La marche reprit. Ce qui restait du 84 e , c’est-à-dire moins de huit cents hommes, avançait péniblement. Lefine levait régulièrement la tête. Une nuée d’oiseaux noirs suivait l’interminable colonne de l’armée en retraite.
    — Saleté de corbeaux ! pesta-t-il.
    — On dirait qu’un Napoléon corbeau a lui aussi constitué une Grande Armée chez les volatiles et leur a donné l’ordre de nous singer.
    — Je suis sûr que chacune de ces bestioles a déjà choisi quel soldat dévorer, maugréa Lefine.
    Margont leva le doigt.
    — Tiens ! Voilà le tien !
    — Mais faut pas dire ça ! Faut jamais dire ça, mon capitaine.
    Margont avait les jambes lourdes.
    — Taisons-nous. On ferait mieux d’économiser notre souffle.
    — Oui. En plus, on a l’impression que les mots gèlent dans la bouche.
    Le chemin était parsemé de cadavres. Des soldats épuisés tombaient et ne se relevaient plus. Certains étaient presque nus : on avait pillé leurs dépouilles.
    — Mais c’est quand même bien, de temps en temps, de dire un mot, ajouta plus loin Lefine. Comme ça, on sait qu’on n’est pas encore tout à fait mort.
    — Pour te changer les idées, pense à ce que tu feras après cette guerre.
    — La guerre suivante, pardi. Quelle question stupide !
    Margont aperçut un fantassin qui coupait à travers champs, pataugeant dans la neige jusqu’aux mollets, et lui adressait de grands signes. Margont le rejoignit. Lefine pouvait juger de l’animation de la conversation à la quantité de vapeur qui s’échappait de leurs bouches. Margont revint soucieux et entraîna son ami à l’écart.
    — J’avais fait certains calculs, mais je me suis trompé. Donc je change de stratégie.
    — Qu’est-ce qu’il faut comprendre de ce charabia ?
    — Que nous allons discuter avec le colonel Barguelot. Maintenant.
    *
*   *
    Margont et Lefine rejoignirent le 9 e de ligne. Ce régiment ne représentait plus qu’un petit fragment de l’interminable colonne noire qui serpentait dans la neige en semant des cadavres. Il avait quasiment cessé d’exister à la

Weitere Kostenlose Bücher