Les proies de l'officier
tableau, mais, en revanche, il ne ressent rien pour la vie humaine. Sa passion pour les héros antiques est morbide : il doit se considérer comme une sorte de demi-dieu, un être supérieur placé au-dessus des hommes, de leur morale et de leurs lois.
— Que faisons-nous ? Nous avertissons le prince Eugène ?
Margont secoua la tête.
— Le colonel Barguelot ne témoignera jamais. Ce serait reconnaître que ce qu’il y a dans cette note est exact. Je crois qu’il serait capable de se faire sauter la cervelle plutôt que de faire face à ce déshonneur. De plus, le colonel Pirgnon est très estimé dans le 4 e corps. Sommes-nous vraiment certains qu’il sera jugé pour ses crimes ?
— Eh bien... sûrement, oui.
— Pas assez sûrement à mon goût. Surtout dans un chaos pareil où chaque officier supérieur qui a survécu vaut son pesant d’or.
Lefine soufflait sur ses gants.
— Je crois que j’ai deviné ce que penserait le prince Eugène si nous lui annoncions la nouvelle : « Dieu que tout serait simplifié si les Russes voulaient bien nous tuer le colonel Pirgnon. »
31.
Smolensk ne fut pas le paradis promis. La ville avait été insuffisamment remise en état. De nombreux soldats durent dormir à la belle étoile, sur la neige. Les dépôts de vivres avaient été mal gérés et les réserves entamées par la consommation des troupes de passage. L’administration, inefficace, ne put organiser correctement les distributions. Il y eut des pillages qui entraînèrent un immense gaspillage. La Garde fut servie la première, Napoléon y veillait toujours. Les officiers reçurent souvent de belles rations, mais certains régiments touchèrent seulement un peu de farine que quelques fantassins avalèrent immédiatement, telle quelle.
Margont et ses amis se rendirent au palais Valiouski. Malheureusement, celui-ci était vide. L’un des domestiques était resté pour les attendre. Les Valiouski avaient appris la retraite française et avaient décidé de se rendre dans le duché de Varsovie, chez des parents. Ils craignaient que les Français ne se retranchent dans Smolensk et que les Russes ne les y attaquent. Margont pensa qu’ils devaient également redouter des représailles de la part des Russes et préféraient laisser le temps passer son baume sur les esprits. Le serviteur pénétra dans un cagibi. Il ôta deux planches du mur pour démasquer une niche dans laquelle se trouvait un paquet. Celui-ci contenait un jambon, du riz, un pot de miel, une bouteille d’eau-de-vie, deux sacs de farine et quelques pommes de terre. Un trésor.
— C’est tout car beaucoup vivres réquisitionnées, expliqua le domestique avec un accent tel que l’on devinait les mots plus souvent qu’on ne les comprenait.
L’homme remit également une lettre à Margont. Celui-ci se rendit dans son ancienne chambre. Comme s’il allait lire ces lignes juste avant de descendre dîner avec les Valiouski. Comme si l’espace, en se tordant sur lui-même pour revenir à Smolensk, avait emporté le temps avec lui et que l’on ne fût plus à la mi-novembre, mais à nouveau à la mi-août.
Cher ami,
Mon père a décidé que nous partirions pour Varsovie dans une heure. En effet, il semble que la campagne ne soit pas terminée et que de nouveaux combats se préparent. Père avait déjà beaucoup sous-estimé la violence de l’attaque de Smolensk lors de votre venue, aussi préfère-t-il nous éloigner du « champ des opérations » (vous savez à quel point il aime à parler comme un général). Contrairement à mes espérances, nous ne fêterons donc pas la Paix avec vous à Smolensk.
Mon bon Oleg a accepté de rester. Il vous remettra cette lettre ainsi qu’un peu de nourriture. Hélas, votre Empereur a tant fait réquisitionner et la guerre a à ce point perturbé le commerce que je ne peux guère vous offrir plus.
Gardez mon livre ou, si vous l’avez fini, prenez-en d’autres. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir dans de meilleures circonstances. Il vous sera aisé de nous retrouver, toute la noblesse de Varsovie connaît la famille Valiouski. Mais je conçois que les événements ne soient pas près de libérer les combattants.
Même si tous les Français ne sont que d’horribles impies, sachez que mes prières vous accompagnent malgré tout.
Comtesse Natalia Valiouska
Margont relut plusieurs fois ces lignes, essayant, derrière les mots, d’entendre la voix. Cette
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