Les proies de l'officier
bataille de Malo-Yaroslavetz. Margont avait appris par son espion que le colonel Barguelot était toujours en vie. En effet, celui-ci avait été « commotionné par une explosion » qui l’avait laissé inanimé à l’arrière durant toute la durée des combats. Il n’avait repris connaissance qu’au moment de se replier. Margont s’approcha du colonel qui, en le reconnaissant, écarquilla les yeux.
— Comment osez-vous paraître devant moi ? Je vais vous faire fusiller sur-le-champ !
Margont lui tendit la lettre signée du prince Eugène en personne.
— Au moins, vous avez cessé les lettres anonymes, vous portez désormais vous-même vos billets, le railla Barguelot en lui arrachant le pli des mains.
Il fut stupéfait de ce qu’il lut. Son officier adjoint avait dégainé son sabre. Lisant discrètement par-dessus l’épaule de son colonel, il abaissa sa lame.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Barguelot d’une voix à peine audible.
Margont rangea soigneusement son document. Il ne disait rien et fixait attentivement le colonel droit dans les yeux. Enfin, il déclara :
— Vous êtes borgne, n’est-ce pas, mon colonel ?
Barguelot ouvrit la bouche, mais ne put prononcer un mot. Margont acquiesça.
— On s’en rend compte lorsqu’on vous observe de très près : vos deux iris ne sont pas tout à fait de la même couleur.
— Capitaine, vous êtes fou ! Votre conduite est intolérable, inqualifiable ! C’est... Insolence ! Irrespect ! Mutinerie !
— Mon colonel, il se trouve que nous avons été tous les deux victimes d’une machination. Vous n’êtes pas l’homme avec lequel j’avais rendez-vous à Moscou. Vous n’êtes pas celui que je recherche.
Au nom de Moscou, Barguelot réagit vivement.
— Vous parlez de votre petite embuscade qui a tourné court !
Margont désigna un bosquet de sapins situé à l’écart de la route. L’officier supérieur ne se fit pas prier, trop heureux de s’assurer un peu de discrétion. Son officier adjoint et Lefine suivirent les deux hommes tandis que les troupes continuaient leur marche laborieuse.
— J’aurais pu vous faire fusiller ! Attaquer un colonel ! menaçait Barguelot.
— Vous avez reçu un courrier qui faisait allusion à une certaine « dame de Smolensk », mais je pense que vous n’avez rien compris à ce message.
— Cette lettre ne m’était visiblement pas destinée. Quel est le rapport avec notre affaire ? Et comment êtes-vous au courant ?
— Pourtant, vous vous êtes rendu à la demeure moscovite de la comtesse Sperzof, d’où notre rencontre. Qui vous a communiqué cette adresse ?
— Mais enfin, c’est vous-même ! Vous vous moquez !
— Je vous certifie sur l’honneur que je suis sérieux. Je vous répète ma question : qui vous a communiqué cette adresse ?
Le visage de Barguelot exprima une grande surprise. Le colonel écarquilla les yeux tout en reculant instinctivement la tête. Il se plaça alors clairement sur la défensive.
— Vous divaguez, capitaine. Je ne comprends rien à votre discours.
— D’abord, vous me parlez par allusions, comme si nous nous comprenions fort bien, et maintenant, voilà que vous niez tout en bloc, comme pour me tenir à distance de cette histoire. Je suis très étonné de votre brutal revirement. J’en déduis que vous avez peur de quelque chose, mon colonel. Tout cela évoque une affaire de chantage. Que savait-on sur vous qui soit capable de vous effrayer au point de vous faire venir à ce rendez-vous ?
Barguelot tourna le dos.
— Je n’écoute plus ces sottises. Veuillez m’excuser, mais j’ai un régiment à commander, moi, capitaine.
Margont décida de faire croire qu’il en savait beaucoup, même s’il était aussi perdu que Barguelot. Il assena donc sa phrase en sous-entendant qu’elle était lourde de sens alors qu’il ne faisait qu’évoquer un mystère qu’il n’avait pas percé à jour.
— Faisait-on allusion aux raisons exactes de votre nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur ? Cette distinction qui vous a été décernée si longtemps après Iéna...
Barguelot se retourna lentement.
— Que voulez-vous ? Ou plutôt devrais-je dire : combien voulez-vous ?
Margont triompha intérieurement. Il avait toujours pensé que les mensonges de Barguelot, malgré leur emballage dans des récits charmeurs et haut en couleur, n’auraient jamais réussi à eux seuls à lui
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