Les proies de l'officier
apprécié et... trois petits coups de règle sur les doigts et puis s’en va.
— J’espère de tout coeur que tu te trompes. Peut-être un personnage important serait-il lui aussi invité à mettre un terme au problème qu’il représente. Mais j’ai des doutes et je ne veux pas courir de risques. Donc nous n’informons pas le prince et nous continuons.
Lefine n’était pas du tout parvenu à la même conclusion.
— C’est un colonel ! Un colonel ! Les lapins n’attaquent jamais les taureaux !
Margont s’éloigna sans lui répondre.
9.
Marcher, marcher, on n’en finissait pas de marcher. Depuis des jours. Les Russes reculaient, abandonnant des territoires considérables. Un voltigeur égaré, le fusil sur l’épaule, croquant une pomme, pouvait s’emparer par inadvertance d’un village entier. Ou plutôt de ce qu’il en restait, car l’ennemi appliquait la tactique de la terre brûlée. Les soldats russes et les paysans incendiaient tout : champs, habitations, étables, granges... Cela avec la bénédiction des popes qui enflammaient eux-mêmes leurs églises. Ensuite, la population allait se cacher dans les forêts ou accompagnait les troupes en retraite. Les conséquences étaient catastrophiques pour la Grande Armée. Jusqu’à présent, lors des campagnes, les Français avaient pu vivre sur l’habitant. Les paysans italiens, autrichiens, prussiens ou polonais les avaient toujours accueillis avec une bonne volonté variable selon les pays. En Russie, on ne pouvait compter que sur le ravitaillement militaire ; or celui-ci suivait mal. Napoléon enchaînait les marches forcées pour tenter de rattraper les Russes et les lourds fourgons chargés de nourriture et de fourrage se traînaient loin en arrière, embourbés et embouteillés. La faim, l’épuisement et les maladies fauchaient des milliers d’hommes et de chevaux. Les déserteurs, les maraudeurs, les égarés et les retardataires gravitaient par dizaines de milliers autour de l’armée, plus en quête de poulets que de Russes, même s’ils tombaient plus souvent sur ces derniers, qui les massacraient dans des embuscades. Le quart de l’armée avait ainsi disparu. Malgré ces souffrances, le moral demeurait élevé, car on ne doutait pas du génie de l’Empereur. On grognait mais on avançait.
Tout le monde dans la Grande Armée se demandait pourquoi les Russes reculaient. Les Russes se le demandaient aussi. Les soldats d’Alexandre bouillaient d’impatience à l’idée d’en découdre et étaient consternés par cette retraite. Les exodes massifs se succédaient et les combattants étaient démoralisés par le fait d’abandonner sans coup férir de larges portions de leur pays, sachant leurs villages en cendres et leurs familles en route pour un hypothétique quelque part. Une double cause expliquerait ce mouvement rétrograde. Certaines personnes soutenaient cette stratégie qui affaiblissait les Français, stratégie aisément applicable du fait du gigantisme de ce pays et de la médiocrité de ses ressources. Ce procédé avait prouvé son efficacité par le passé. Les Scythes, tribus semi-nomades qui vivaient entre le Danube et le Don, l’avaient employé des siècles plus tôt contre les Romains. Pierre I er le Grand avait agi de même pour affaiblir l’armée suédoise de Charles XII avant de l’écraser à Poltava en 1709. Napoléon s’était d’ailleurs procuré des documents sur cette guerre. Les plus illustres partisans de ce point de vue étaient le général Barclay de Tolly, commandant en chef des forces russes, et le tsar Alexandre I er lui-même. Mais la pression des gens en faveur du choc militaire se montrait telle que ces derniers l’auraient emporté sans l’intervention d’un second facteur : la situation de l’armée russe. Face aux quatre cent mille hommes de Napoléon, dont soixante mille cavaliers, et à leurs mille deux cents canons, les Russes alignaient six cent mille hommes... sur le papier. En réalité, soustraction faite des soldats fantômes qui n’existaient que pour que leur solde soit détournée et en enlevant les auxiliaires, on dépassait de peu les quatre cent mille hommes. Mais ceux-ci étaient éparpillés : face à l’armée d’invasion, en Finlande, en Moldavie, à la frontière turque, sur la Dvina et le Dniepr, dans les garnisons, à l’intérieur du pays... Les forces immédiatement disponibles se montaient à deux cent mille hommes. Comble de
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