Les proies de l'officier
son bagout charmait et il obtenait toutes les informations qu’il souhaitait, tantôt il horripilait et les gens disaient tout ce qu’ils savaient pour se débarrasser de ce sergent de malheur. Incidemment, noyée au milieu des interrogations, la question de la taille des chaussures des officiers supérieurs était posée...
Mais ce travail de fourmi se révélait atrocement lent.
La traduction intégrale du journal intime n’avait rien appris de plus. Maria Dorlovna souffrait de sa solitude. D’un tempérament sensible et rêveur, elle nourrissait ses espoirs de lectures romantiques. Ses écrits étaient empreints d’une poésie mélancolique, qualité d’autant plus remarquable que peu de femmes de sa condition avaient eu la chance d’apprendre à lire et à écrire. Elle avait cru au miracle. Comment son meurtrier avait-il fait pour la séduire aussi vite ? À quoi pouvait donc bien ressembler un prince charmant ?
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La journée du 21 juillet avait mal débuté pour Margont puisque la matinée avait été d’un mimétisme exaspérant par rapport aux matinées précédentes. Quelle ironie que de sans cesse vanter la liberté et d’être soi-même un prisonnier. La liberté d’aller où bon vous semblait ? Il fallait continuer à avancer dans ce nuage de poussière qu’était devenue la route de Moscou. La liberté d’expression ? La fatigue empêchait souvent de parler. La progression laborieuse de la Grande Armée ravivait chez Margont le souvenir des années passées à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. L’immensité des plaines avait remplacé les vieux murs de pierre. Certains moments de sa vie là-bas lui revenaient en mémoire comme s’ils avaient été reliés au présent par le fil de son désarroi. Il se revoyait raclant avec un couteau pendant des nuits entières une pierre dissimulée sous la couche de sa cellule monastique. Il n’était jamais parvenu à la desceller. Il se remémorait les visages butés de certains moines lorsqu’il suppliait ceux-ci de le laisser les accompagner lors d’une sortie.
Enfant, il avait été un esprit vide dans une pièce vide fermée à clé. Puis il avait découvert les livres et s’était gorgé de mots, de rêves et de promesses de voyages. Mais, aujourd’hui encore, il gardait ce souvenir traumatisant du vide. Il avait toujours besoin de se remplir : par la nourriture, par n’importe quel apprentissage, par la lecture... Il avait donc mis au point toutes sortes de stratagèmes pour lutter contre l’ennui, ce néant qui le dévorait. Il apprenait des rudiments de russe, il se récitait intérieurement des tirades entières de pièces de théâtre en s’imaginant jouer les scènes avec conviction, il rédigeait des articles pour le journal qu’il voulait lancer, il griffonnait des notes et des croquis sur un carnet avec l’espoir de faire publier ses mémoires... Et, justement, sur ce dernier point, il se disait que, pour évoquer correctement cette longue marche dans un ouvrage sur la campagne de Russie, il aurait fallu laisser des dizaines de pages blanches. Il avait lu tous les livres qu’il avait pu emporter : Candide, Hamlet, Macbeth, un traité sur les fourmis, ces créatures dont l’ingéniosité et la ténacité le fascinaient, et des récits de voyage en Russie. Il avait été contraint de s’alléger en abandonnant ces ouvrages au bord de la route en espérant qu’ils seraient ramassés. Aucun soldat de sa compagnie n’en avait voulu. Un bon nombre ne savait pas lire et, de toute façon, avec un sac contenant trois chemises, trois paires de chaussures, trois paires de guêtres, deux pantalons, l’uniforme de sortie et les dix kilos de vivres réglementaires... Il écoutait régulièrement les uns et les autres raconter leur vie tout en se gardant bien de narrer la sienne... Enfin, comme les autres capitaines, il passait un temps fou à tenter de maintenir l’ordre.
En effet, les colonnes se délitaient de plus en plus. Les rangs se faisaient plus lâches. Des traînards, éreintés, se laissaient dépasser par leurs régiments, attirant des sergents qui venaient gesticuler devant eux. Rien n’y faisait. Certains s’effondraient, le sommeil les ayant frappés comme la foudre. D’autres allongeaient le pas pour rejoindre leur place avant de se laisser à nouveau distancer. Parfois, les officiers fermaient les yeux. Mais le commandement pouvait aussi se montrer implacable. Les punitions se mettaient
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