Les proies de l'officier
malheur pour les Russes, elles étaient séparées en deux : l’armée de l’Ouest, commandée par le général prince Barclay de Tolly, forte de cent cinquante mille hommes, et l’armée du Sud, sous les ordres du général prince Bragation. Napoléon avait attaqué avec une rapidité déconcertante. Depuis lors, il pressait ses troupes pour vaincre séparément ces deux armées (tactique qu’il avait déjà brillamment appliquée dans le passé). Alors les Russes reculaient précipitamment pour faire leur jonction avant de décider d’une éventuelle confrontation sur un terrain favorable.
La monotonie et l’inaction de ces interminables journées de marche rongeaient l’esprit de Margont. Pis, son enquête progressait aussi péniblement que cette campagne. Il avait été obligé de regagner le 84 e pour éviter que ses absences répétées n’éveillent la curiosité. Il avait chargé Lefine de recruter sous un quelconque prétexte une poignée de soldats sûrs qui se renseigneraient discrètement sur tous les colonels du 4 e corps. Ces derniers approchaient de la quarantaine. Il n’y avait bien entendu aucun colonel Acosavan. On n’avait retrouvé personne ayant assisté à une bagarre entre un grand soldat roux et un civil ou ayant aperçu son colonel vêtu en civil à Tresno. On avait rapidement éliminé ceux qui étaient trop petits ou trop grands, les gauchers, les invalides (qui étaient assez nombreux, car un colonel se devait de monter au combat à la tête de son régiment, ce qui attirait inéluctablement sur lui une pluie de balles) et ceux dont il était notoire qu’ils avaient passé la nuit du 28 juin en compagnie de telle ou telle personne. Le 15 juillet, Lefine avait pu dresser une première liste d’une douzaine de noms. Deux personnes dont Margont se serait bien passé y figuraient : le colonel Pégot, qui dirigeait le 84 e de ligne, et le colonel Delarse, l’un des aides de camp du général Huard. Or ce dernier commandait la 1 re brigade de la division Delzons dont faisait partie le 84 e avec le 8 e régiment d’infanterie légère et le 1 er régiment croate.
Lefine et ses hommes avaient alors commencé à reconstituer les emplois du temps des suspects la nuit du meurtre. Par ailleurs, Margont avait toujours été exaspéré par la question des chaussures dans l’armée française, ce qui lui avait donné une idée. En effet, l’une des meilleures armes du soldat français était ses pieds. Les troupes impériales n’avaient pas leur pareil pour parcourir de grandes distances en des temps record. Napoléon savait intégrer avec brio cet atout de la vitesse dans ses combinaisons stratégiques et lançait ses fantassins dans des marches effrénées, insensées, infernales. Ainsi, en 1805, sur la route d’Austerlitz, Margont avait vu des soldats mourir littéralement d’épuisement. D’autres s’endormaient si profondément que les officiers ne parvenaient même pas à les réveiller en les piquant de la pointe de leurs sabres. On avait quand même continué à avancer. Tant et si bien que Napoléon, grâce à d’habiles manoeuvres, était parvenu à empêcher l’armée autrichienne du général Mack d’opérer sa jonction avec le gros des forces. Celle-ci s’était finalement retrouvée encerclée dans la ville d’Ulm. Les Autrichiens avaient perdu vingt-cinq mille hommes qui leur avaient nettement fait défaut quelques jours plus tard, lors de la bataille d’Austerlitz... Or, en dépit de l’évidente importance des déplacements des régiments, les chaussures employées par la Grande Armée étaient fort mal conçues ! Il n’y avait ni droite ni gauche : les pieds façonnaient les souliers durant les marches. Seulement trois tailles, la petite, la moyenne et la grande, et tant pis pour les autres. Les souliers étaient supposés servir mille kilomètres, mais bien des fournisseurs escroquaient l’armée et, souvent, si l’on partait de Paris avec des chaussures neuves, on arrivait pieds nus à Bruxelles. Margont avait décidé de tirer profit de ce paradoxe. Il avait suggéré à Jean-Quenin de rédiger une lettre demandant aux cordonniers régimentaires de répondre à une liste de questions. Le médecin-major prétendait vouloir se livrer à une étude sur les souliers de façon à en repenser la conception. Lefine rencontrait les cordonniers, leur lisait la missive et les noyait aussitôt sous des flots de paroles. Et il parlait, et il parlait. Tantôt
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