Les proies de l'officier
encombré au possible. Il s’activa brièvement au milieu d’un fatras de tableaux et de miroirs aux cadres sophistiqués avant de se redresser triomphalement, une toile dans les mains.
— Savez-vous ce dont il s’agit ?
Non, Margont n’en savait rien. Ce portrait d’une jeune femme à la robe vert céladon le mettait mal à l’aise. Les mèches de ses longs cheveux mouillés lui collaient au visage. Bizarrement, elle se tenait dans le lit d’une rivière, insensible à l’eau glacée qui tourbillonnait autour de sa taille trop gracile. Plus étrange encore, son teint blafard contrastait avec la beauté de ses traits. Sa peau paraissait façonnée dans la même neige que celle qui recouvrait les alentours.
— Elle m’a l’air mal en point, avança Margont.
— C’est normal, elle est morte. C’est une roussalka. Dans le folklore d’Europe de l’Est, lorsqu’une jeune fille se suicide par noyade, elle devient une roussalka, une créature des eaux qui utilise sa forme féminine pour séduire les promeneurs avant de les noyer. Certains prétendent que c’est pour les dévorer, d’autres que ce n’est qu’un réflexe de leur âme en souffrance condamnée à errer, car le paradis leur est refusé.
— Je me demande si, pour plus d’efficacité, elles ne coopèrent pas avec les cosaques, car l’un de leurs groupes a bien failli m’embrocher au bord d’une rivière.
Pirgnon étudiait l’expression de la roussalka. L’air séducteur qu’elle affichait était teinté de froideur.
— Quel réalisme ! Enfin, oublions le morbide : appréciez-vous la mythologie antique, capitaine ?
— Absolument.
— Les Russes aussi ! s’exclama Pirgnon, heureux de voir que le monde entier partageait sa passion.
En fait, Margont ne raffolait pas de ce sujet, mais il était heureux de se débarrasser de la roussalka. Le colonel enjamba des tapis roulés en invitant Margont à le suivre. Il vouait une telle admiration à la culture gréco-romaine que tout ce qui pouvait y être lié de près ou de loin était exposé avec soin, contrastant avec le fouillis ambiant et n’attendant plus que les visiteurs que leur amènerait Pirgnon. Il paraissait fort peu probable que les musées français voient jamais la couleur de ces merveilles...
— Voici Minerve, ma déesse préférée.
Margont s’approcha pour mieux détailler une femme aux formes plantureuses ceinte d’une cotte de mailles. Elle peignait sa cascade de cheveux dorés tout en veillant sur un parterre de vases et de sculptures.
— Voyez-vous, capitaine, Minerve est la déesse romaine de la sagesse et des arts. Or les Romains – à la différence des Grecs pour qui il s’agissait d’Athéna – lui attribuaient une dimension guerrière. À tel point que les légions lui dédiaient leurs trésors de guerre. Il est donc normal que je lui attribue la place d’honneur dans ce dépôt, ne trouvez-vous pas ?
Margont acquiesça, faute de mieux. Il ne savait pas comment réagir à cette remarque. Était-ce de l’humour ? De l’ironie ? Une marque de mépris vis-à-vis de lui parce qu’il était choqué par ce pillage en règle du patrimoine artistique de la Russie ? La personnalité de Pirgnon lui paraissait floue, insaisissable. Le colonel, emporté par sa visite guidée, désignait déjà un autre sujet. C’était une fresque titanesque qui occupait un mur à elle seule. Une multitude de combattants se massacraient au pied de murailles garnies de défenseurs. Les personnages, tantôt nus, tantôt casqués et cuirassés ou abrités derrière de larges boucliers décorés, s’affrontaient avec une vivacité criante de réalisme. La complexité de la mise en scène s’opposait à la sobriété des couleurs, celles-ci se résumant au noir et à l’ocre. Margont reconnut la guerre de Troie. Les Troyens avaient fait une sortie pour tenter de récupérer le cadavre d’Hector, l’un de leurs héros, qu’Achille venait de terrasser.
— Les siècles passent, les hommes restent identiques à eux-mêmes, fit remarquer Margont.
— Les hommes ? Vous voulez dire les dieux ! Enfin, des demi-dieux. Achille était le fils de Thétis, une nymphe de la mer, et d’un vulgaire mortel, d’où son destin extraordinaire.
De tous les guerriers grouillant sur la toile, Pirgnon n’avait d’yeux que pour Achille, le bras brandissant une lance menaçante et le pied posé sur le visage éteint d’Hector. Les Troyens ne reprendraient pas
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